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dimanche 12 novembre 2023

DE QUOI "les juifs" EST-IL LE NOM ? suivi de DESPROGES ET Mme Anne SINCLAIR



Voir aussi : Nietzsche, les juifs et le judaïsme


I / DE QUOI "les juifs" EST-IL LE NOM ?
II / DESPROGES ET MME Anne SINCLAIR

I / DE QUOI "les juifs" EST-IL LE NOM ?

§ Introductif 

Ernest Renan : " Quelle est la situation du judaïsme ? Est-ce quelque chose d’analogue au protestantisme, ou bien est-ce une religion ethnographique comme le parsisme ? " (Le judaïsme comme race et comme religion, conférence faite au Cercle Saint-Simon, le 27 janvier 1883).

Au sujet du judaïsme, le journaliste antisioniste juif Lucien Wolf (1857 – 1930) concluait : « La religion et la race sont quasiment indissociables » cité dans Jonathan SCHNEER, The Balfour Declaration : The Origins of the Arab-Israeli Conflict, New York, Random House, 2010, page 120. 

Panorama, France Culture, 25 octobre 1990 : À partir de 35' 15" : Roger Chemaya Dadoun (né en 1928 à Oran, Algérie - décédé le 12 juin 2022 à Paris XIVe), psychanalyste : 
« Qu'est-ce que les juifs en tant que collectivité, en tant que groupe ? Est-ce une minorité que l'on peut assimiler à d'autres minorités de type plus ou moins régional, les Bretons, les Alsaciens ; est-ce un ethnie, est-ce un peuple, un peuple au sens stalinien - c'est-à-dire la définition qu'avait donnée Staline (1) ; évidemment ils échappent à cette catégorie ; on se trouve devant quelque chose qui véritablement constitue une difficulté majeure et qui n'a pas à ce jour d'ailleurs été résolu. »
1. En fait, Staline définissait non le peuple mais la nation : « La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture... seule la présence de tous les indices pris ensemble nous donne une nation. » Le marxisme et la question nationale (Марксизм и национальный вопрос, 1913).
https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/panorama-litterature-et-poesie-jean-edern-hallier-1ere
«  Le qualificatif « juif » désigne usuellement l’appartenance à une confession. Or il faut appréhender le terme dans sa polysémie : avec le sionisme, « juif » ne désigne plus seulement une confession religieuse, mais une catégorie ethno-nationale. Il faut entendre par là l’affirmation de l’hégémonie ethno-culturelle, linguistique et communautaire que souhaite marquer le groupe social dominant, la majorité juive d’Israël, à travers les symboles officiels et la vocation de l’État à rassembler les communautés restées en diaspora. »
Denis Charbit, " La cause laïque en Israël est-elle perdue ? Atouts, faiblesses et mutation ", Critique internationale, 2009/3 (n° 44), pages 65 à 80. (Je remercie Paul Lallot de m'avoir signalé cet article).


§ A / Élisabeth Lévy en 2012 : « Pourquoi pas tenter d’expliquer ce que veut dire « juif » tant qu’on y est ? »
" Sens interdit ? En France, définir la droite frise la mission impossible. Raison de plus pour tenter de le faire ", Causeur, 13 novembre 2012).


En effet, pourquoi pas ?
En 1958, le chef de l'État israélien Ben Gourion eut l'idée peu banale de consulter une cinquantaine de sages juifs, en Israël et en diaspora, en des termes qui revenaient à soulever l'immense question : " Qui est juif ? "
Eliezer Ben-Rafaël, Qu'est-ce qu'être juif ? suivi par 50 Sages répondent à Ben Gourion (1958), Paris : Balland, Voix et Regards, 2001.

Ernst Nolte à Saul Friedländer : " Ça veut dire quoi être juif ? "

On verra plus loin qu'Alain Finkielkraut ne se pose pas publiquement la question de cette définition, pour lui il s'agit tout simplement d'un " peuple ", " peuple juif " ou " peuple d'Israël ", et c'est bien en quoi (cette absence de souci d'une définition) il est totalement un littéraire et pas du tout un philosophe. Cette croyance hélas assez répandue en l'existence d'un " peuple juif " dérive apparemment de la croyance religieuse en la notion ancienne de peuple élu énoncée en Exode, XIX, 5-6 :

5 Si ergo audieritis vocem meam
et custodieritis pactum meum,
eritis mihi in peculium de cunctis populis;
mea est enim omnis terra.
6 Et vos eritis mihi regnum sacerdotum
et gens sancta.
« Désormais, si vous êtes dociles à ma voix, si vous gardez mon pacte, vous serez mon trésor entre tous les peuples ! Car toute la terre est à moi, et vous, vous serez pour moi une dynastie de pontifes et une nation sainte. »

Nombres, XXIII, 9 : « Un peuple qui demeure à part et qui ne fait point partie des nations » [populus solus habitabit et inter gentes non reputabitur.]

Pape Paul VI : « Ce peuple avec lequel Dieu, dans sa miséricorde indicible, a daigné conclure l’antique Alliance » (Nostra Aetate, § 4, 1965).

Catéchisme catholique de 1992 : " le peuple sacerdotal de Dieu "
" Dieu forme son peuple Israël
62 Après les patriarches, Dieu forma Israël comme son peuple en le sauvant de l’esclavage de l’Égypte. Il conclut avec lui l’Alliance du Sinaï et lui donna, par Moïse, sa Loi, pour qu’il Le reconnaisse et Le serve comme le seul Dieu vivant et vrai, Père provident et juste juge, et qu’il attende le Sauveur promis [Dei Verbum, 3].
63 Israël est le Peuple sacerdotal de Dieu [cf. Exode 19, 5-6 : « Désormais, si vous êtes dociles à ma voix, si vous gardez mon pacte, vous serez mon trésor entre tous les peuples ! Car toute la terre est à moi, et vous, vous serez pour moi une dynastie de pontifes et une nation sainte. »], celui qui " porte le nom du Seigneur " [Deutéronome, XXVIII, 10 ; voir aussi « Un peuple saint à Dieu, élu par Dieu [populus sanctus es Domino Deo tuo. Te elegit Dominus Deus tuus] », Deutéronome, VII, 5].
C’est le peuple de ceux " à qui Dieu a parlé en premier " [Missale Romanum, Vendredi Saint 13 : oraison universelle VI], le peuple des " frères aînés " dans la foi d’Abraham ; cf. Jean-Paul II, Allocution dans la synagogue de Rome, 4, 13 avril 1986].
Catéchisme de l'Église Catholique, 1992, PREMIÈRE PARTIE, PREMIÈRE SECTION, CHAPITRE DEUXIÈME, Article II

Commission pontificale biblique (2001) : « Les temps modernes ont amené les chrétiens à mieux prendre conscience des liens fraternels qui les unissent étroitement au peuple juif. Au cours de la deuxième guerre mondiale (1939-1945), des événements tragiques ou, plus exactement, des crimes abominables ont soumis le peuple juif à une épreuve d'extrême gravité, qui menaçait son existence même dans une grande partie de l'Europe. En ces circonstances, des chrétiens n'ont pas manifesté la résistance spirituelle qu'on était en droit d'attendre de disciples du Christ et n'ont pas pris les initiatives correspondantes. D'autres chrétiens, par contre, sont venus généreusement en aide aux Juifs en danger, au risque souvent de leur propre vie. A la suite de cette tragédie immense, la nécessité s'est imposée aux chrétiens d'approfondir la question de leurs rapports avec le peuple juif. » 
" Le peuple juif et ses saintes écritures dans la Bible chrétienne ", Introduction.

Trésor de la Langue Française : " JUDÉITÉ, JUDAÏTÉ, subst. fém.
,, Fait, manière d'être juif` ` (Albert MEMMI, Dictionnaire du judaïsme français dans L'Arche, 26 septembre-25 octobre 1972, page 59).
" Des juifs qu'on pourrait croire assimilés depuis très longtemps retrouvent leur judaïté." (A. HARRIS, A. DE SÉDOUY, Juifs et Français, Paris, Grasset, 1979, page 307).
" Donner à nos filles la notion (...) de leur féminine judéité. " (N. FRANCK dans Hamoré, mars 1980, page 14).
" L'occidentalisation radicale de la judéité. " (S. TRIGANO, Tribune juive, 9-15 mai 1980, page 15).
Étymologie et Histoire : 1962 judéité dans Albert MEMMI, Portrait d'un Juif, Paris : Gallimard, 1962, page 28). Formé à partir du latin Judaeus « juif »; suff. -(i)té*. "

BOYARIN : « Jewishness disrupts the very categories of identity, because it is not national, not genealogical, not religious, but all of these [souligné par Cl. C.], in dialectical tension with one another », nota Daniel Boyarin en 1994. Au § D / 4, je suggérerai le terme de caste pour décrire cet "all of these".


Cette formule de Stanislas de Clermont-Tonnerre (1757 - défenestré à Paris par des émeutiers, le 10 août 1792) à l'Assemblée constituante, le 23 décembre 1789 : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout leur accorder comme individus. Il faut méconnaître leurs juges, ils doivent avoir les nôtres ; il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » supposait que "les Juifs" constituaient potentiellement une "nation", et pas simplement la communauté privée des adeptes d'une religion. Il leur refuserait aujourd'hui les doubles et triples nationalités. Mais que " les juifs " désignent une nation et seulement cela est très loin d'être évident, c'est même quasiment intenable.

§ B /  Faisons d'abord un peu de doxographie ; avant de m'attaquer à un problème, j'aime bien faire le tour des réflexions antérieures (ceux que cela ennuie pourront passer directement au § C /). Car il y a bien un problème juif, une question juive (André Gide, Jean-Paul Sartre), qui se décline selon les différents registres d'antisémitisme ou d'hostilité depuis l'Antiquité romaine pré-chrétienne ; voir le § B / 2 / de mon article sur la correction politique.
 

Juifs ultradoxes.
" Le Suicide d'Israël ": titre d'un dossier publié par le magazine BoOks dans son n° 39. Le credo de ces
ultradoxes est de ne céder aucun pouce de la terre d’Israël telle que définie et délimitée dans la Torah.

Jean-Jacques ROUSSEAU : « Mais un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié n’ayant plus ni lieu ni terre depuis près de deux mille ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de temps encore, n’ayant plus peut-être un seul rejeton des premières races, un peuple épars, dispersé sur la Terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale quand tous les liens en paraissent rompus. Les Juifs nous donnent cet étonnant spectacle, les lois de Solon, de Numa, de Lycurgue sont mortes, celles de Moïse bien plus antiques vivent toujours. Athènes, Sparte, Rome ont péri et n’ont plus laissé d’enfants sur la Terre. Sion détruite n’a pas perdu les siens, ils se conservent, ils se multiplient, s’étendent par tout le monde et se reconnaissent toujours, ils se mêlent chez tous les peuples et ne s’y confondent jamais ; ils n’ont plus de chefs et sont toujours un peuple, ils n’ont plus de patrie et sont toujours citoyens. » Fragments politiques, « Des Juifs », Œuvres complètes, volume III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », page 499.

Mirabaud (D'Holbach ?)

Opinions des anciens sur les Juifs . Par
Mirabaud, Jean-Baptiste de (1675-1760),
Londres [i. e. Amsterdam] MDCCLXIX


VOLTAIRE : « Il est certain que la nation juive est la plus singulière qui jamais ait été dans le monde. Quoiqu'elle soit la plus méprisable aux yeux de la politique, elle est, à bien des égards, considérable aux yeux de la philosophie. [...] Ce qui distingue les Juifs des autres nations, c’est que leurs oracles sont les seuls véritables: il ne nous est pas permis d’en douter. Ces oracles, qu’ils n’entendent que dans le sens littéral, leur ont prédit cent fois qu’ils seraient les maîtres du monde: cependant ils n’ont jamais possédé qu’un petit coin de terre pendant quelques années; ils n’ont pas aujourd’hui un village en propre. Ils doivent donc croire, et ils croient en effet qu’un jour leurs prédictions s’accompliront, et qu’ils auront l’empire de la Terre.

  Ils sont le dernier de tous les peuples parmi les musulmans et les chrétiens, et ils se croient le premier. Cet orgueil dans leur abaissement est justifié par une raison sans réplique ; c’est qu’ils sont réellement les pères des chrétiens et des musulmans. Les religions chrétienne et musulmane reconnaissent la juive pour leur mère ; et, par une contradiction singulière, elles ont à la fois pour cette mère du respect et de l’horreur.
[...]
On dit communément que l'horreur des Juifs pour les autres nations venait de leur horreur pour l'idolâtrie ; mais il est bien plus vraisemblable que la manière dont ils exterminèrent d'abord quelques peuplades du Canaan, et la haine que les nations voisines conçurent pour eux, fut la cause de cette aversion invincible qu'ils eurent pour elles. Comme ils ne connaissaient de peuples que leurs voisins ils crurent en les abhorrant détester toute la Terre, et s'accoutumèrent ainsi à être les ennemis de tous les hommes.
[...]
Enfin vous ne trouvez en eux qu'un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. "Il ne faut pourtant pas les brûler. " » Questions sur l'Encyclopédie, article "Juifs", section I.

" Le judaïsme est maintenant de toutes les religions du monde celle qui est le plus rarement abjurée ; et c'est en partie le fruit des persécutions qu'elle a souffertes. Ses sectateurs, martyrs perpétuels de leur croyance, se sont regardés de plus en plus comme la source de toute sainteté. " Questions sur l'Encyclopédie, article "Juifs", section III.

" C'est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la Terre. Mais, tout absurde et atroce qu'elle était, la secte des Sadducéens fut paisible et honorée, quoiqu'elle ne crût point à l'immortalité de l'âme, pendant que les Pharisiens la croyaient. "
Questions sur l'Encyclopédie, article "Tolérance", section I.

" Le peuple juif était, je l'avoue, un peuple bien barbare. Il égorgeait sans pitié tous les habitants d'un malheureux petit pays sur lequel il n'avait pas plus de droit qu'il n'en a sur Paris et sur Londres. Cependant quand Naaman est guéri de sa lèpre [Cf Bible, II Rois, V] pour s'être plongé sept fois dans le Jourdain ; quand, pour témoigner de sa gratitude à Élisée, qui lui a enseigné ce secret, il lui dit qu'il adorera le dieu des Juifs par reconnaissance, il se réserve la liberté d'adorer aussi le dieu de son roi ; il en demande permission à Élysée, et le prophète n'hésite pas à la lui donner. Les Juifs adoraient leur Dieu ; mais ils n'étaient jamais étonnés que chaque peuple eût le sien. [...] Voilà des exemples de tolérance chez le peuple le plus intolérant et le plus cruel de toute l'Antiquité : nous l'avons imité dans ses fureurs absurdes, et non dans son indulgence. " Questions sur l'Encyclopédie, article "Tolérance", Section II.


KARL MARX : « Ne cherchons pas le secret du juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le juif réel. Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du juif ? Le trafic. Quel est son dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même. Une organisation sociale qui supprimerait les conditions nécessaires du trafic, par suite la possibilité du trafic, rendrait le juif impossible. La conscience religieuse du juif s’évanouirait, telle une vapeur insipide, dans l’atmosphère véritable de la société. […] La nationalité chimérique du juif est la nationalité du commerçant, de l’homme d’argent. » La Question juive, I-II, 1844.

Pierre Joseph PROUDHON (1809-1865) : « Juifs. Faire un article contre cette race, qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, à l'exception des individus mariés avec des françaises ; abolir les synagogues, ne les admettre à aucun emploi, poursuivre enfin l'abolition de ce culte. Ce n'est pas pour rien que les chrétiens les ont appelés déicides. Le juif est l'ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l'exterminer... Par le fer ou par le feu, ou par l'expulsion, il faut que le juif disparaisse... Tolérer les vieillards qui n'engendrent plus. Travail à faire. Ce que les peuples du Moyen Âge haïssaient d'instinct, je le hais avec réflexion et irrévocablement. La haine du juif comme de l'Anglais doit être notre premier article de foi politique » (Carnets, 26 décembre 1847).

Charles BAUDELAIRE (1821-1867) : " Belle conspiration à organiser pour l'extermination de la race juive. " (Mon cœur mis à nu, posthume, écrit vers 1861). Ironique, bien sûr.


DÉCRET CRÉMIEUX :

" Les Israélites indigènes des départements de l'Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française ".
Décret n° 136 du Gouvernement de la défense nationale du 24 octobre, Bulletin officiel de la ville de Tours, 7 novembre 1870. Isaac Jacob, dit Adolphe, Crémieux (1796-1880) fut plusieurs fois député et ministre de la Justice ; il fut un des fondateurs de l'Alliance Israélite Universelle.

Réaction du géographe Onésime Reclus :
Onésime Reclus, France, Algérie et colonies, Paris : Hachette, 1886.

NIETZSCHE

ANDRÉ GIDE (1914) : « Hier, j'avais quitté Auteuil de bon matin pour passer au Mercure, au Théâtre et à la Revue [Nrf]. Je pensais déjeuner avec Paul A. Laurens, et, ne l'ayant point trouvé à son atelier, faisais les cent pas devant le 126 du boulevard Montparnasse à l'attendre. Au lieu de Paul, c'est Léon Blum qui m’est amené ; pour esquiver une invitation à déjeuner avec M. j'ai cru expédient de l'inviter tout aussitôt. Je n'étais pas rasé ; après une nuit d'insomnie, ou plutôt constamment réveillé par la chatte malade, je m'étais levé plein de migraine. Je me sentais laid, terne et bête ; et comme Blum est de cette sorte d'esprits précis qui congèlent le mien à distance et dont l'éclat lucide le maintient en état de constriction et le réduit à l'impuissance - je n'ai rien dit, durant tout le repas, que de niais. 
Repensant cette nuit à la figure de Blum — à laquelle je ne puis dénier ni noblesse, ni générosité, ni chevalerie, encore que ces mots, pour s’appliquer à lui, doivent être déviés sensiblement de leur vrai sens — il me paraît que cette sorte de résolution de mettre continûment en avant le Juif de préférence et de s'intéresser de préférence à lui, cette prédisposition à lui reconnaître du talent, voire du génie, vient d'abord de ce qu'un Juif est particulièrement sensible aux qualités juives ; vient surtout de ce que Blum considère la race juive comme supérieure, comme appelée à dominer après avoir été longtemps dominée, et croit qu'il est de son devoir de travailler à son triomphe, d'y aider de toutes ses forces. 
Sans doute entrevoit-il le possible avènement de cette race. Sans doute entrevoit-il dans l'avènement de cette race la solution de maints problèmes sociaux et politique. Un temps viendra, pense-t-il, qui sera le temps du Juif ; et, dès à présent, il importe de reconnaître et d'établir sa supériorité dans tous les ordres, dans tous les domaines, dans toutes les branches de l'art, du savoir et de l'industrie. C'est une intelligence merveilleusement organisée, organisante, nette, classificatrice et qui pourrait, dix ans après, retrouver chaque idée exactement à la place où le raisonnement l’avait posée, comme on retrouve un objet dans une armoire. Encore qu'il soit sensible à la poésie, c'est le cerveau le plus anti-poétique que je connaisse ; je crois aussi que, malgré sa valeur, il se surfait un peu. Sa faiblesse est de le laisser voir. Il aime à se donner de l'importance; il veut être le premier à avoir reconnu la valeur d'un tel; il dit, parlant du petit Franck : « J'ai dû te l'envoyer dans le temps » ; et, en parlant de Claudel : « C'était le temps où nous n'étions, avec [Marcel] Schwob, que quelques-uns à l’admirer. » II dit encore : « Que T. aille donc trouver de ma part le maître d'armes X. qui lui donnera de bons conseils. » II ne vous parle qu'en protecteur. A une répétition générale, dans les couloirs d'un théâtre où il vous rencontre par hasard, il vous prend par la taille, par le cou, par les épaules, et, ne l'eût-on pas revu de douze mois, donne à croire à chacun qu'il vous a quitté la veille et qu'on n'a pas de plus intime ami. 
Pourquoi parler ici de défauts ? Il me suffit que les qualités de la race juive ne soient pas des qualités françaises ; et lorsque ceux-ci (les Français) seraient moins intelligents, moins endurants, moins valeureux de tous points que les Juifs, encore est-il que ce qu'ils ont à dire ne peut être dit que par eux, et que l'apport des qualités juives dans la littérature, où rien ne vaut que ce qui est personnel, apporte moins d'éléments nouveaux, c’est-à-dire un enrichissement, qu'elle ne coupe la parole à la lente explication d'une race et n'en fausse gravement, intolérablement, la signification.
Vendredi, 29 mai 1936, reproduit dans Bulletin des
Amis d'André Gide, avril-juillet 1999, page 163.

(1914, suite) Il est absurde, il est dangereux même de nier les qualités de la littérature juive ; mais il importe de reconnaître que, de nos jours, il y a en France une littérature juive, qui n'est pas la littérature française, qui a ses qualités, ses significations, ses directions particulières. Quel admirable ouvrage ne ferait-il pas et quel service ne rendrait-il pas aux Juifs et aux Français, celui qui écrirait l'histoire de la littérature juive — une histoire qu'il n'importerait pas de faire remonter loin en arrière; du reste, et à laquelle je ne verrais aucun inconvénient de réunir et de mêler l'histoire de la littérature juive des autres pays, car c'est la même. Cela mettrait un peu de clarté dans nos idées et retiendrait, sans doute, certaines haines, résultats de fausses classifications. 
Il y aurait encore beaucoup à dire là-dessus. Il faudrait expliquer pourquoi, comment, par suite de quelles raisons économiques et sociales, les Juifs, jusqu'à présent, se sont tus. Pourquoi la littérature juive ne remonte qu’à plus de vingt ans, mettons cinquante peut-être. Pourquoi, depuis ces cinquante ans, son développement a suivi une marche si triomphante. Est-ce qu’ils sont devenus plus intelligents tout à coup ? Non. Mais auparavant, ils n’avaient pas le droit de parler ; peut-être n’en avaient-ils même pas le désir, car il est à remarquer que de tous ceux qui parlent aujourd’hui, il n’en est pas un qui parle par besoin impérieux de parler, — je veux dire pour lequel le but dernier soit la parole et l'œuvre, et non point l'effet de cette parole, le résultat matériel ou moral. Ils parlent parce qu'on les invite à parler. Ils parlent plus facilement que nous parce qu'ils ont moins de scrupules. Ils parlent plus haut que nous parce qu'ils n'ont pas les raisons que nous avons de parler parfois à demi-voix, de respecter certaines choses. 
Je ne nie point, certes, le grand mérite de quelques œuvres juives, mettons les pièces de [Georges de] Porto-Riche par exemple. Mais combien les admirerais-je de cœur plus léger si elles ne venaient à nous que traduites ! Car que m'importe que la littérature de mon pays s'enrichisse si c'est au détriment de sa signification. Mieux vaudrait, le jour où le Français n'aurait plus force suffisante, disparaître, plutôt que de laisser un malappris jouer son rôle à sa place, en son nom [souligné par Cl. C.]. » (Journal, 24 janvier 1914)

Georges Cogniot, ancien élève de l'ENS-Ulm, agrégé de lettres, rédacteur en chef du quotidien communiste L'Humanité de 1937 à 1950, " Les communistes et le sionisme ", La Nouvelle Critique, n° 44, mars 1953 :

§ C / Adolf Hitler, parlait de « race » (Mein Kampf, tome 1er, chapitres 4 et 11). Mais selon Yves-Charles Zarka, " la définition à laquelle les nazis ont abouti n’était pas du tout originale, puisque, cherchant une définition raciale du Juif, et ne la trouvant pas, il se sont rabattus sur une définition religieuse : la religion des grands-parents, la religion d’un individu, la religion de l’épouse, etc. " (" Les manipulations du nom de Juif ", Cités, 2007, n° 31).

Julien GREEN : « Il [Hugo Weisgall] m'a parlé du problème juif — je l'y avais encouragé — avec amertume, et comment lui en vouloir ? Je me souviens que, lorsque j'étais enfant, je cherchais à comprendre pourquoi les Juifs étaient insultés et méprisés, comment il se faisait que le petit Cohen fût juif et non moi, qu'il participât à cet affreux destin alors que j'en étais exempté. Un sentiment de ce jour s'empare encore de moi quand je parle à un Juif, car je vois bien qu'ils ne sont pas comme nous et que le fameux discours de Shylock [Shakespeare, The Merchant of Venice, III, 1] est spécieux. Mais pourquoi ? Peut-être ne nous comprennent-ils pas mieux que nous ne les comprenons. Pour ma part, il arrive toujours un moment où, dans une conversation avec un Juif, je me trouve face à face avec un mur que je ne puis abattre. Ce n'est pas manque de sympathie, c'est bien autre chose. M'étonne plus que tout le reste, la facilité avec laquelle le Juif accepte son sort, ignore les injures, sourit de tout. Sans doute, c'est nous qui lui avons appris cette extrême patience. »
Toute ma vie Journal intégral ** 1940-1945, 6 décembre 1942, Paris : Bouquins éditions, 2021.

Jean-Paul SARTRE, 1946 : « Je ne nierai pas qu'il y ait une race juive [...] Encore convient-il de se montrer prudent : il faudrait plutôt dire des races juives. » Réflexions sur la question juive, 3, Paris : Paul Morihien, 1946.
   Éric Marty : " Pour le démocrate, il y a une sorte de frayeur à l’idée qu’il y ait une conscience juive, à l’idée qu’il y ait ce que Sartre appelle alors « une conscience de la collectivité israélite ». Il n’y a pas de Juifs, dit le démocrate, selon Sartre. C’est exactement ce qu’écrit [Alain] Badiou. Il n’y a pas de question juive. Cela signifie donc qu’il veut séparer le Juif de sa communauté pour en faire finalement ce que Sartre ailleurs désigne comiquement sous l’image du petit pois dans une boîte de conserve où chaque individu est identique à l’autre dans une sorte de série non unifiée. Ce qu’écrit Sartre, c’est qu’il n’y a pas tellement de différence entre l’antisémite et le démocrate, l’antisémite veut détruire le Juif comme homme pour le laisser comme Juif, donc comme paria, alors que le démocrate veut détruire le Juif comme Juif pour ne conserver en lui que l’homme. Un sujet abstrait universel des droits de l’homme et du citoyen. Il y a comme un chiasme qui réunit et oppose l’antisémite au démocrate, et c’est à mes yeux ce même lien de chiasme qui unit et oppose [Alain] Badiou et l’antisémite. Quoi qu’il en soit, Sartre n’est pas du tout dans la position faible de Badiou. Sartre a un rapport beaucoup plus complexe à la question juive et il défend, justement dans ce texte-là, alors qu’Israël n’est pas encore créé, l’idée qu’il y ait une nation juive possédant un sol et une autonomie, et il soutient l’idée que finalement un Juif authentique peut au nom de ce qu’il appelle l’authenticité juive – ce sont les termes de Sartre – défendre une communauté israélite. Donc ce qui est intéressant dans la position de Sartre, c’est qu’il y a ce discours selon lequel l’antisémite fait le Juif en tant que celui-ci est posé comme paria, mais Sartre n’est pas du tout dans la position d’un « pour autrui » qui serait la seule dimension d’existence humaine : il y a un « pour-soi » et il y a une dimension où la subjectivité est tout à fait légitime." (Éric Marty, " Les manipulations du nom de Juif ", Cités, 2007, n° 31).
   Pour le cinéaste Costa-Gavras (né en 1933), " Les juifs, ce n’est pas une race, c’est une religion " (Le Figaro, 27 février 2002, page 27). Mais quid des juifs athées ? Car " les Juifs ", c'est évidemment plus et autre chose qu'une simple religion.

   Selon le philosophe Yves-Charles Zarka, «  La notion d’antisémitisme reste adéquate pour désigner, comme elle l’a fait depuis près d’un siècle et demi, des actes de haine et d’hostilité à l’égard des juifs considérés non comme des individus qui partagent une confession commune, mais comme une ethnie, un peuple [souligné par Cl. C.] ayant des traits communs bien qu’il ne réside pas sur un territoire unique. » (« L’antisémitisme en France aujourd’hui », Cités, n° 10, 2002, note 7). ). Il semble y avoir au moins deux ethnies, les ashkénazim et les séfardim.

  « Pendant des siècles, de façon tout à fait paradoxale, à la fois une religion et un peuple » selon Maurice Kriegel, Répliques, 29 septembre 2012 , " Faut-il déconstruire Israël ? "; Maurice Kriegel est directeur du Centre d’études juives de l’É.H.É.S.S., spécialiste du judaïsme ibérique et du marranisme à la fin du Moyen Âge.

   Edgar Morin [Naoum] : " C'est une religion, et en même temps c'est un peuple. " (" Ce soir ou jamais ", France 2, 7 mars 2014). Il n'a pas expliqué comment cela était possible.

  Manuel VALLS : « Il y a un mal, ancien et perfide, qui transporte à travers les siècles la détestation du peuple juif. Ce mal est aussi parfois encouragé par des groupes politiques, notamment sur internet. Cela se fait souvent sous couvert d’antisionisme et de la haine d’Israël. Il y a aussi la menace terroriste qui, au-delà de ce climat détestable, ajoute le risque d’actes dirigés contre les symboles de la communauté juive et contre nos compatriotes juifs. Les drames de Toulouse ou de Bruxelles en ont été les manifestations les plus effroyables. » (Réponse au député Pascal Popelin, Questions au Gouvernement, 9 décembre 2014)


§ D / ALAIN FINKIELKRAUT :

«  De la tragédie vécue par mon peuple, je faisais un spectacle tragique dont j'étais le héros.  » (Le Juif imaginaire, Paris : Le Seuil, 1980, I " Le roman de l'étoile jaune ", 1 "Présentation du personnage").

« Le marxisme [n'est pas] la meilleure arme pour comprendre l'hostilité contre le peuple d'Israël. Il s'en faut même de beaucoup.  ». (Le Juif imaginaire, II "Le visible et l'invisible", 4 "Le Juif et l'Israélite : Chronique d'un déchirement", Appendice).

« L'indéfinition même du judaïsme est précieuse : elle montre que les catégories politiques de classe ou de nation n'ont qu'une valeur relative. Elle marque leur impuissance à penser le monde dans sa totalité. Le peuple juif ne sait pas ce qu'il est, il sait seulement qu'il existe, et que cette existence déconcertante brouille le partage instauré par la Raison moderne entre le politique et le privé.  » (Le Juif imaginaire, III " Les dispersés et leur royaume ", 8 " La résurrection de la pieuvre ")

« Les juifs, avec la Révolution française, ont vu comme une espèce d'accomplissement messianique. Ils ont mis toutes leurs espérances dans l'assimilation, d'où d'ailleurs, l'émergence et le succès du terme d'"israélite". On était d'origine juive, on était de confession juive" mais ce qui importait c'était la France et pouvait d'autant mieux s'assimiler que la France réalisait d'une certaine manière, les promesses de la Bible, au travers, notamment, des droits de l'homme. Il se trouve que les choses ne sont pas tout à fait passées ainsi ; Il y a eu la Révolution française, mais il y a eu, sous le XXe siècle, Munich et Vichy ; donc le franco-judaïsme a explosé. Et il était tout à fait légitime que pour certains juifs, l'urgence ait été, après la guerre, d'une réaffirmation identitaire et chez Lévinas notamment, même d'une retour au texte talmudique ; mais ce que je constate aujourd'hui, c'est une sorte de communauté de destin entre les Juifs et les Français (1), dans la mesure où il se développe, en France aujourd'hui, simultanément, une judéophobie extrêmement violente, et une francophobie de plus en plus massive. L'injure "sale français", "sale gaulois", etc., etc., court les rues. [...] Les juifs et les Français, d'une certaine manière, sont renvoyés à leur identité et les Français d'ailleurs à une vision identitaire de leur propre histoire c'est-à-dire, après tout, oui, qui sommes-nous pour recevoir un tel paquet de haine, et qu'est-ce qui, dans notre identité, doit être réaffirmé, préservé avec intransigeance. Je n'ai jamais dit que le fait pour les juifs de cultiver leur héritage, ou plutôt leur fidélité, devait en quelque sorte s'accompagner d'un quelconque mépris pour la culture française. Je pense même que l'attitude juive pourrait servir d'exemple ; on peut à la fois être un juif fidèle, quelque forme que prenne cette fidélité, et en même temps témoigner d'un attachement presque inconditionnel à la culture française. La France, disait Lévinas, une nation à laquelle on peut s'attacher par le cœur et par l'esprit, autant que par les racines. [...] On ne peut pas dire que toutes les nations aient produit une civilisation, la France oui. La civilisation française est une proposition de monde, une proposition qui s'adresse aussi bien aux autochtones qu'aux étrangers ; ce que je constate, c'est que cette proposition est refusée par un certain nombre d'immigrés. Pas tous, et pas toutes les immigrations. Est-ce qu'on doit persister dans cette proposition, ou est qu'on doit la remplacer par une proposition multiculturelle ? Je pense qu'il faut coûte que coûte persister dans cette proposition notamment dans un de ses aspects essentiels, le rapport aux femmes. » (Ainsi parlait, 23 novembre 2012)

1. À rapprocher de ces lignes du même Alain Finkielkraut, écrites après des attentats antisémites dans les banlieues : « Pour la première fois, nous sommes dans le même bateau […] Ce n’est pas le moment de nous désolidariser de la France en l’accusant puisque la haine dont nous sommes l’objet vise aussi la France. » (« Un mouvement beaucoup plus vaste dont les Juifs ne sont pas les seules cibles », L’Arche, n° 527-528, janvier-février 2002, page 36).


§ E / 1 /   De quoi s'agit-il avec ce " fait juif " (B.-H. Lévy, voir fin de cette note) ou " l'existence juive " (Maurice Kriegel) ?

— Peuple, selon Jean-Jacques Rousseau

Les Juifs, jusqu’alors dispersés, mais qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur, disait Charles de Gaulle (Conférence de presse du 27 novembre 1967.

« Si peuple juif il y a, il n’existe pas d’autre peuple du même type que lui », notait Raymond Aron dans ses Mémoires (1983, chapitre XIX). 

" Peuple juif  " selon Roger Cukierman (2012), Manuel Valls (2014) et Meyer Habib.

Meyer Habib, alors député des Français établis hors de France (8e circonscription). " L’idée que le peuple juif n’a pas droit à un État, c’est l’antisémitisme par excellence. " (Questions au Gouvernement, Assemblée nationale, 2e séance du19 février 2019).

« Une école, un peuple, une religion ou encore autre chose » s’interrogeait Jean-Michel Salanskis dans Extermination, loi, Israël. Éthanalyse du fait juif (Paris : Les Belles Lettres, 2003).

— d'une nation comme l'écrivait en 1799 le général Napoléon Bonaparte, et avant lui Voltaire,

d'une communauté, d'une ou deux tribus, d'une secte selon Louis-Ferdinand Céline, d'une nationalité,

d'une religion selon Costa-Gavras et Shlomo Sand (Répliques du 29 septembre 2012, " Faut-il déconstruire Israël ? "),

 d'une articulation du peuple sur la religion ? (Edgar Morin, Alain Finkielkraut),

d'une race (Baudelaire, Gide, Hitler, Céline, Sartre, Joffrin) ? Cette option est heureusement abandonnée.

— d'une culture,

— d'une civilisation,
« Le judaïsme est une civilisation. Et l’une des rares civilisations à avoir laissé sa marque sur toute l’humanité. La religion est une dimension centrale de la civilisation juive, peut-être même son origine, mais cette civilisation ne peut pas être présentée comme rien de plus qu’une religion. » (Amos Oz et Fania Oz-Salzberger, Juifs par les mots [Jews and Words, Yale University Press, 2012], Paris, Gallimard, 2014, traduit de l'anglais par Marie-France de Paloméra.
— d'une histoire et d'une loi selon Sylvie-Anne Goldberg, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales au Centre d'Études Juives,

— Perrine Simon-Nahum : " Le judaïsme est une civilisation [...] Le judaïsme n'est pas seulement une religion, c'est aussi une tradition, c'est aussi une transmission, c'est aussi une culture. " (Talmudiques, France Culture, 26 janvier 2019)

— d’une ou plusieurs ethnies, d'une caste, d'un peu de tout cela ou encore d'autre chose ?
FRËCHE : « Des Frêche, il y en a aussi beaucoup à Paris, et ces Frêche-là, dont le nom s’écrit exactement comme le mien, ce sont tous des juifs : des juifs originaires des pays baltes – Lituanie, Lettonie – ou de Pologne. Or, selon ces Frêche de Paris, ma famille ariégeoise pourrait descendre d’une famille de marranes convertie au catholicisme après avoir été chassée d’Espagne au XVè siècle. Cette hypothèse me plaît; j’aimerais bien être d’origine juive. Pour moi, avoir une ascendance juive, ce serait un honneur. Quel est le peuple (1) qui a produit Moïse, Jésus de Nazareth, Marx, Freud et Einstein ? Comment ne pas être fier d’être juif ? » (Georges Frêche, Il faut saborder le PS , conversations avec Alain Rollat, Paris : Le Seuil, 2007).
 1. Quel est le peuple qui a produit Homère et Hésiode, Pythagore, Thalès, Hérodote et Thucydide, Socrate, Platon, Aristote, Euclide, Archimède, Eschyle, Euripide, Sophocle ? Quel est le peuple qui a produit César, Cicéron, Horace, Lucrèce, Tite-Live, Ovide, Virgile, Pétrone ? Quel est le peuple qui a produit Montaigne, Pascal, Fermat, Rousseau, Voltaire, Baudelaire ? Quel est le peuple qui a produit Euler, Goethe, Gauss, Kant, Nietzsche ?


CUKIERMAN  " L’utilisation du mot Parlement [juif européen] est choquante car un parlement traduit l’appartenance à une nation en tant que citoyen. Alors qu’être juif c’est, pour faire simple, faire partie du peuple juif [souligné par Cl. C.]. Quant à la nation juive, elle vit en Israël et les citoyens israéliens ont leur parlement, la Knesset. "
(Roger Cukierman, alors ancien et futur président du CRIF, Judaïque FM 94.8, 5 mars 2012)

§ E / 2   Pour le philosophe Alain Badiou, la faute des juifs de France serait de se sentir liés à Israël. Mais c'est l'État juif lui-même qui, par sa " loi du retour ", établit ce lien avec la diaspora, avec ce qui apparaît comme une caste, une internationale, et offre ainsi à tout juif du monde une double nationalité potentielle.

Cette loi du retour du 5 juillet 1950, confirmée en 2006, accorde en effet à tout juif le droit d'immigrer en Israël :

« 1. Tout Juif a le droit d’immigrer en Israël.

4.B Pour les besoins de cette loi, " un Juif " désigne une personne née d’une mère juive ou convertie au judaïsme et qui n'est pas membre d'une autre religion. » (précision apportée par amendement en date du 10 mars 1970).

Israel as the Nation State of the Jewish People. Publicized : July 19, 2018
1. Basic principles
A. The land of Israel is the historical homeland of the Jewish people, in which the State of Israel was established. 
B. The State of Israel is the national home of the Jewish people, in which it fulfills its natural, cultural, religious and historical right to self-determination. 
C. The right to exercise national self-determination in the State of Israel is unique to the Jewish people.


§ E / 3   « Qui prétendra que cette affaire de religion définissant également un peuple dont la plupart des membres ne mettent jamais les pieds dans une synagogue est claire ? » demandait Élisabeth Lévy, " Mon ami Régis - Où était [Régis] Debray ces vingt dernières années ? ", Causeur, 9 juin 2010.


Le président du Crif réaffirma [le 20 mars 2013] le soutien de la communauté juive à l’État d’Israël.
« Je suis sioniste, a-t-il lancé, comme la grande majorité de la population juive de France et comme les membres du Crif. Pour nous, le sionisme, ce mot que l’on cherche à diaboliser, c’est le mouvement de libération du peuple juif. » Il dénonça ce qu’il a appelé l'« israélophobie »." (liberation.fr)

À l'époque, le CRIF se présentait ainsi : " Le CRIF, Conseil représentatif des institutions juives de France, porte-parole de la communauté juive de France auprès des pouvoirs publics, en est sa représentativité politique. C’est à ce titre qu’il s’exprime auprès des médias ". Ce n'est plus le cas aujourd'hui (28 septembre 2021 ; sauf erreur).


§ E / 4   C'est donc cette clarification qui est requise pour la solution de la question juive (André Gide, Jean-Paul Sartre) en général, et du problème israëlo-palestinien en particulier. Enfin, Edgar Nahoum-Morin : « On peut dire " les juifs " parce que les juifs c'est pas seulement une religion, c'est quelque chose de plus, et de plus complexe. » (" Parlons-en ", LCP AN, 10 avril 2011). Avec le terme de caste, on a bien ce complexe qui amalgame tous les éléments simples tels que peuple, religion, communauté endogamique, ethnie, origine généalogique ancestrale, etc.
Si la notion de " peuple juif  " n'est pas tenable en dehors des croyance religieuses, il existe désormais un peuple israélien sur le territoire de l'État d'Israël..

Dictionnaire de l'Académie française, 9e édition : " CASTE n. f. XVIIe siècle. Emprunté du portugais casta, « race », qui remonte au latin castus, « qui se conforme aux rites ».
1. Principalement dans l'Inde médiévale et moderne, groupe dont les membres ne se marient qu'entre eux, qui se distingue des autres groupes de même nature par la fonction sociale ou le métier, et qui, sous ces rapports, constitue une communauté homogène au sein de la société. La caste est l'unité minimale d'un système social hiérarchisé fondé sur l'opposition entre pur et impur, et sur une répartition théorique en quatre classes. Caste des bouchers, des cochers. Les parias sont des individus hors caste.
Par extension : Dans l'Inde védique, chacune des quatre classes composant la société. La caste des brahmanes. La caste des guerriers. "


 § E / 5  Dans cette recherche d'une réponse à la question « De quoi " les juifs " est-il le nom ? », le propos de Jean-Paul Sartre est considéré comme antisémite, sans doute depuis le compte-rendu par Le Monde d'un congrès sartrien aux USA, mais fut longtemps ignoré (notamment par le pourtant vigilant Bernard-Henri Lévy dans L’Idéologie française, ouvrage dans lequel il revendiquait ouvertement son sectarisme). Le Journal 1994 – La Campagne de France de Renaud Camus, le devint (antisémite) dès sa parution (Paris : Fayard, avril 2000) par la décision d'un critique des Inrockuptibles, relayé par des confrères ; on lui reprocha ces  quelques lignes : « Les collaborateurs juifs du " Panorama " de France-Culture exagèrent un peu, tout de même : d'une part ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six ou cinq sur sept, ce qui, sur un poste national ou presque officiel, constitue une nette sur représentation d'un groupe ethnique ou religieux donné ; d'autre part, ils font en sorte qu'une émission par semaine au moins soit consacrée à la culture juive, à la religion juive, à des écrivains juifs, à l'État d'Israël et à sa politique, à la vie des juifs en France et par le monde, aujourd'hui et à travers les siècles. C'est quelques fois très intéressant, quelquefois non ; mais c'est surtout un peu agaçant, à la longue, par défaut d'équilibre. » (page 48).
  J'appelle antisémitisme, au sens d'un comportement condamnable moralement, ceci : hostilité agressive envers toute personne supposée juive simplement parce qu'elle serait juive. Reprocher à certains juifs de pratiquer un communautarisme exacerbé — en fait en France un bicommunautarisme, celui du Consistoire et celui du CRIF — , qui plus est sur le service audiovisuel public, n'a donc rien à voir avec l'antisémitisme comme je le définis.

La définition proposée par le Trésor de la langue française (fruit du CNRS...), " Hostilité manifestée à la race juive et érigée parfois en doctrine ou en mouvement réclamant contre les juifs des mesures d'exception " est inconsistante parce que l'identité juive ne consiste pas en l'appartenance à une race, concept lui-même aujourd'hui contesté à juste raison.

   Contre-exemples : l'article déjà cité de Karl Marx qui contient ces très fortes critiques contre "le Juif" en général, cette fois : " Culte profane du juif ? Le trafic. Dieu profane ? L'argent. [...] Nationalité chimérique ... nationalité du commerçant, de l'homme d'argent " – n'est généralement pas épinglé comme étant antisémite, n'ayant pas été dénoncé comme tel par une autorité médiatique du politiquement correct (La défunte Halde ayant trouvé plus prudent, sinon plus pertinent, de s'en prendre à Pierre Ronsard pour son " Mignonne, allons voir ... " ou de cautionner un temps le port du voile islamique dans les crèches).

   On ne traite pas davantage Léon Blum de raciste pour avoir écrit : « Pour remplir les cadres que je viens de dessiner, il faudra […] des individus à la raison assez large pour embrasser des ensembles, assez nette et servie par une volonté assez ferme pour ramener vers le même axe de marche la complexité des affaires. Ce modèle humain était presque une des spécialités de notre race [française]. » (« Lettre sur la réforme gouvernementale », § IV, Revue de Paris, 1er décembre 1917).

  Les mots d'André Gide déjà cités, « Les qualités de la race juive ne [sont] pas des qualités françaises [...] il y a en France une littérature juive, qui n'est pas la littérature française. » (Journal, 24 janvier 1914) n'ont pas encore fait scandale , avec raison d'ailleurs, car si ce concept de " race juive " ne tient plus aujourd'hui, en revanche ne pas être français ne devrait rien avoir d'infamant. Ni non plus cet étonnant point de vue de Jean-Paul Sartre, après Winston Churchill et Céline, et avant le professeur Ernst Nolte, donc, Sartre alors sous l'influence de Benny Lévy : « Il y avait un nombre de juifs considérable dans le parti communiste de 1917. En un sens, on pourrait dire que c'est eux qui ont mené la révolution. ». Jean-Paul Sartre et Benny Lévy, L'Espoir maintenant : les entretiens de 1980, Lagrasse : Verdier, 1991, page 70. Selon Stéphane Courtois, « en 1937, lors de la grande purge, 40 % des cadres supérieurs du NKVD étaient d’origine juive […] en Pologne et en Roumanie, les principaux cadres communistes d’après 1945 étaient des juifs » (Politique internationale, n° 80, été 1998, page 372). Bernard-Henri Lévy a qualifié de "quasi-juif" le dernier Sartre, " celui des dialogues ultimes avec l’ancien dirigeant maoïste, devenu disciple de Levinas, Benny Lévy " (" Patrick Drahi, les Juifs et l’argent ").

Avant Sartre et Courtois,  cette remarque de Lénine rapportée par Francis Crémieux, " Le sionisme et la question juive ", La Nouvelle Critique, n° 44, mars 1953 :


« Qui prétendra que cette affaire de religion définissant également un peuple dont la plupart des membres ne mettent jamais les pieds dans une synagogue est claire ? » demandait Élisabeth Lévy, " Mon ami Régis - Où était [Régis] Debray ces vingt dernières années ? ", Causeur, 9 juin 2010.


§ E / 6  Les transgressions antisémites violentes des "jeunes" des banlieues, parfois appelées " le nouvel antisémitisme " sont systématiquement banalisées, rapportées à leur mal-vivre supposé, à leurs difficultés économiques (la prima causa des marxistes), à leur statut supposé de dominés. Quant au label voulu infamant de révisionniste ou négationniste, il se trouve décerné de façon assez aléatoire dans une société de pouvoir médiatique comme la nôtre, ce que confirmait, tout en le déplorant, Pierre-André Taguieff dans Le Figaro du 5 octobre 2000 (page 16) ; l'ethnologue Jean Pouillon, qui évoquait dans la revue des Les Temps Modernes, des " contes de bonne femme " à propos du procès de Nuremberg de 1945, n'a jamais été inquiété.

  Le " statut des juifs " d'octobre 1940 était incontestablement une disposition discriminatoire ; un président de la République, socialiste tardif (François Mitterrand), déclara, le 12 septembre 1994, sur France 2, avoir tout ignoré à l’époque de cette loi contre les juifs étrangers…


Le décret Crémieux d'octobre 1870, cité plus haut, était aussi une discrimination. Ce décret distinguait en effet entre les Juifs et les Arabes d'Algérie, refusant aux seconds la nationalité française, les cantonnant dans leur statut religieux avec les conséquences historiques que l'on connaît. Il se trouve (ironie du sort) que nombre d'intervenants dans la dénonciation de l’antisémitisme, nés à El-Biar, à Béni-Saf (B.-H. Lévy) ou à Oran — par exemples —, doivent leur nationalité française à cette mesure, dont on entend rarement parler (sans doute parce qu'elle fut abrogée par Pétain en 1940 …), et dont les circonstances d'adoption initiale puis de rétablissement (le 21 octobre 1943 à Alger par le Comité français de la Libération nationale) restent  obscures. Dans le cas de Bernard-Henry Lévy, ce décret est l’impensé de L’idéologie française.

  Si l'antisémitisme fut un délit selon Jean-Paul Sartre – qui en 1941 succéda néanmoins, en tant que professeur titulaire au lycée Condorcet, à un professeur juif révoqué ..., le n° 92 de la revue Commentaire en apportait confirmation –, l'historien Jules Isaac, plus compétent en la matière, et auteur de Genèse de l'antisémitisme (1956), le considérait comme un courant d'opinion ; ce qui ne lui donne pas de consistance logique ou morale pour autant, bien entendu, cela devrait aller sans dire. Parenthèse sur l'État d'Israël : certains considèrent cet État comme terroriste, mais ce terrorisme juif semble  surtout le fait de sionistes avant la création de l'État en question.

   Bernard-Henri Lévy : « Que le rapport de [Jean-Luc] Godard au fait juif soit complexe, contradictoire, ambigu, que son soutien du début des années 70, dans « Ici et ailleurs » par exemple, aux points de vue palestiniens les plus extrémistes fasse problème, qu’il y ait dans les « Morceaux de conversations » d’Alain Fleischer (2009) des séquences que je ne connaissais par définition pas lorsque furent lancés chacun de ces projets et qui, aujourd’hui, m’ébranlent, cela est incontestable. Mais déduire de tout cela un péremptoire « Godard antisémite ! » et s’appuyer sur cet antisémitisme supposé pour, en une démarche de plus en plus courante en cette basse époque de police de l’art et de la pensée, tenter de disqualifier l’œuvre entière, c’est faire injure à un artiste considérable en même temps que jouer avec un mot – l’antisémitisme – à manier, je le répète, avec la plus extrême prudence. »
http://laregledujeu.org/2010/04/06/1210/godard-et-lantisemitisme-pieces-additionnelles-et-inedites/


F / Le terme contraire " non-Juif " confirmerait l'existence en France d'une véritable caste juive, communauté fermée, structurée en :

Agence juive pour Israël, Ahavat Hayeled, Alliance Israélite Universelle, Amicale des anciens déportés juifs (AADJF), Amis du Musée d'Israël, Anciens de la Résistance juive (ARJ), Appel Unifié Juif de France, Association de coopération économique France-Israël (ACEFI), Association des anciens combattants et engagés volontaires juifs, Association des élèves et anciens élèves juifs des grandes écoles et des classes préparatoires (AJECLAP), Association des Journalistes Juifs de France, Association des juifs des Grandes écoles (AJGE), Association des Médecins Israélites de France, (AMIF) , Association des Pharmaciens juifs de France (APJF), Association France Israël, Association indépendante des anciens déportés juifs de France, Association pour un judaïsme humaniste et laïque (AJHL), Avocats sans frontières, 

Beit Ham, B'NAI B'RITH , Bureau nationale de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA),

Centre communautaire de Paris (ESPACE CULTUREL JUIF OUVERT À TOUS), Centre d'Études juives (ÉHÉSS), Centre européen du judaïsme, Centre rabbinique européen, Centre Simon Wiesenthal, Cercle Bernard Lazare, Collectif Averim, Comité français de l'association internationale des juristes juifs, Comité français pour Yad Vashem, Communauté juive libérale, Confédération des juifs de France et des amis d’Israël, Congrès juif européen, Congrès juif mondial, Connec’Sion (association des informaticiens juifs de France), Conseil des communautes juives de Seine-Saint-Denis, Consistoire central, Consistoire de Paris, C.R.I.F.,

Département éducatif de la jeunesse juive (DEJJ)

Éclaireuses éclaireurs israélites de France (EEIF), Europe Israël, European Jewish Association

Farband - Union des sociétés juives de France (USJF), Fédération des associations sépharades de France (FASF), Fédération des anciens combattants juifs de France, Fédération des Organisations Sionistes de France, Fédération des sociétés juives de France (FSJF) , Fédération du judaïsme libéral francophone, Fédération nationale des écoles juives autonomes (FNEJA), Fédération Sioniste de France, Fils et Filles des déportés juifs de France (FFDJF), Fondation du Judaïsme français, Fonds Social Juif Unifié (FSJU),

Hadassah France,

Institut européen des musiques juives,  Institut Universitaire d'Études Juives Elie Wiesel, International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA)

Jeunesse Loubavitch, Judaïsme et liberté,

Ligue de défense juive,

Mémorial de la Shoah, Mémorial du martyr juif inconnu, Mouvement juif libéral de France (MJLF),  Mouvement Loubavitch,

Œuvre de Protection de l’Enfance Juive (OPEJ), Organisation Juive Européenne (OJE).

Patrimoine juif de France, Pour la culture juive, Pour la culture sépharade, Pour l'éducation juive, Pour la solidarité juive,

Rassemblement des Avocats Juifs de France, Renouveau Juif,

Section française du CJM, Service de Protection de la Communauté Juive (SPCJ), SIONA, Socialisme et Judaïsme

Union des associations intercommunautaires de la région parisienne, Union des cadres juifs de France, Union des centres communautaires, Union des conseils des communautés juives de l'Île-de-France, Union des Dentistes Juifs de France, Union des Étudiants juifs de France (UEJF), Union des Jeunes Médecins Juifs de France, Union des organisations juives européennes, Union des Professionnels Juifs de France, Union des sociétés juives de France , Union intercommunautaire, Union Juive Française pour la Paix (UJFP), Union libérale israélite de France (ULIF), etc.

* "530 000 à 550 000 personnes sont [en France] attachées au judaïsme, selon le Conseil représentatif des institutions juives de France." (nouvelobs.com, 19 mars 2012)



A / " On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle ??
Vous pouvez rester ...

N’empêche qu’on ne m’ôtera pas de l’idée que, pendant la dernière guerre mondiale, de nombreux juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi.
Il est vrai que les Allemands, de leur côté, cachaient mal une certaine antipathie à l’égard des juifs. Mais enfin, ce n’était pas une raison pour exacerber cette antipathie en arborant une étoile à sa veste pour bien montrer qu’on n’est pas n’importe qui, qu’on est le peuple élu, et pourquoi j’irais pointer au Vélodrome d’hiver, et qu’est-ce que c’est que ces wagons sans banquettes, et j’irai aux douches si je veux…
Quelle suffisance !

Attention, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je n’ai rien contre ces gens-là. Bien au contraire. Vous savez, je suis fier d’être citoyen de ce grand pays de France où les juifs courent toujours.
Je me méfie des rumeurs. Vous savez, quand on me dit que si les juifs allaient en si grand nombre à Auschwitz, c’est parce que c’était gratuit, je pouffe.
Et puis attention, il y a juif et juif, hein. Oui, il y a deux sortes de juifs : il y a le juif assimilé et il y a le juif-juif. Et c’est pas du tout pareil.

Le juif assimilé si vous voulez c’est… C’est n’importe quoi alors c’est le genre de mec : Il regarde l’Holocauste les pieds sur la table en bouffant du cochon pas cacher.
Il est infoutu de reconnaître le mur de Berlin du mur des Lamentations.
Ah non ! Quand il voit un mur, il joue au squash.
Ces gens là sont la honte des synagogues.
En plus, ils n’auront même pas la chance d’être reconnus par les nazis lors de la prochaine.

Le juif-juif, lui c’est complètement différent :
Le juif-juif se sent… Comment dire ? Il se sent plus juif que fourreur. Il renâcle à l’idée de se mélanger aux gens du peuple non élu. En dehors des heures d’ouverture de son magasin bien sûr.
Dès son plus jeune âge, il recherche la compagnie des autres juifs. Et c’est pas toujours facile.
C’est vrai, naguère encore, les juifs avaient les lobes des oreilles pendants, les doigts et le nez crochu, et la bite à col roulé.
Mais maintenant depuis que le port de l’étoile est tombé en désuétude, on sait pas pourquoi, c’est pas évident de distinguer du premier coup d’œil un petit enfant juif d’un petit enfant antisémite.

Vous comprenez, maintenant, ces gens là, les juifs, ils se font tous raboter le pif et raccourcir le nom. Alors on les reconnaît plus. Non mais c’est vrai, regardez Jean-Marie Le Penovitchstein, On dirait un breton.
Vous savez que tous les praticiens de la chirurgie esthétique sont juifs.
Tous les médecins sont juifs, hein. Si non, t’as pas le diplôme.
Tous les pharmaciens sont juifs ...
Tous les archevêques de Paris sont juifs !
Tout le monde sont juifs !
En tout cas, pour ce qui est des médecins, je suis absolument formel. Tous les médecins sont juifs.
Enfin le docteur Petiot, je suis pas sûr… Vous savez pas qui était le docteur Petiot ? Mais elle est bête !! C’est pas grave, c’est pas vraiment une gloire nationale. Le docteur Petiot ? Comment vous dire ? En un mot ? Je veux dire, bon… Le docteur Petiot, si vous voulez, c’est ce médecin parisien qui a démontré en 1944 que les juifs étaient solubles dans l’acide sulfurique. En gros, hein. Je schématise. Eh bien, le docteur Petiot n’était pas juif. Alors que le docteur Schwartzenberg, si.

Cela dit, il n’y a aucun rapport entre Petiot et Schwartzenberg. Je sais même pas pourquoi je fais le rapprochement. Non ! Je veux dire que Schwartzenberg, lui, il fait pas exprès de tuer les gens. Non. Voilà encore un bruit idiot qui court. Quand on dit que les juifs sont vecteurs de maladie, c’est pas vrai : regardez Schwartzenberg, est-ce qu’il est cancérigène ? Non. Comme le disait mon copain [Thierry] Le Luron, il suffit de ne pas trop s’approcher.
Les juifs-juifs ne se marient qu’entre eux, bien sûr, hein ?


B / À ce propos, je relisait récemment un livre d’Harris et Sédouy qui est paru chez Grasset y a… je sais plus, 5 ou 6 ans [en 1979], qui s’appelait Juifs et Français, dans lequel les auteurs demandaient à une grande journaliste de télévision, pleine de talent, très belle en plus, non, pas Ockrent, une journaliste, quelqu’un qui écrit des articles, qui fait des reportages. Non, j’aime beaucoup Christine Ockrent, mais c’est pas ce qu’on appelle une… Elle est plutôt mannequin Télé 7 jours que journaliste si vous voulez. Non mais c’est bien, c’est un métier hein ! Écoutez, c’est vrai, la pauvre. Un jour elle pose avec sa mère, trois semaines après avec son grand père, après ça, elle a posé sur deux pages avec son bébé. Enfin c’est incroyable. Je suis sûr qu’elle aurait fait une fausse couche elle aurait posé à côté du placenta.

Non là je fais allusion, Harris et Sédouy interviewaient une grande journaliste de télévision française, très belle, je répète, mais dont je tairai l’identité par pure discrétion, vous pouvez le comprendre. Eh bien les auteurs demandaient à cette jeune femme [Anne Sinclair] si elle aurait épousé Yvan Levaï pour le cas où il n’aurait pas été juif comme elle. Eh bien voyez vous, cette jeune femme a répondu que non, qu’elle n’aurait probablement pas pu tomber amoureuse d’un non-juif [elle a ensuite été l'épouse de DSK].

Moi je comprends très bien cette attitude qu’on pourrait un peu hâtivement taxer de racisme [antigoyisme]. Moi-même, qui suis limousin, j’ai complètement raté mon couple parce que j’ai épousé une non-Limousine, une Vendéenne. Les Vendéens ne sont pas des gens comme nous.
Nous avons notre sensibilité limousine.
Nous avons bien sûr notre humour limousin, qui n’appartient qu’à nous.
D’accord, il ont des petits doigts, des petits lobes, mais je sais pas, nos patois ne sont pas les mêmes. Et puis, nos coutumes divergent, et dix verges c’est énorme.
Il n’y a pas de compréhension possible !!
Voilà une femme qui mange du poisson le vendredi en tailleur Chanel. Moi je mange de la viande le mardi en pantalon de coton. [Variante : moi je mange du bœuf mironton le jeudi.]
Nous partageons entre nous une certaine angoisse de la porcelaine, peu perméable aux Chouans.

Il faut avoir souffert à Limoges pour comprendre. "

mardi 3 octobre 2023

PHILOSOPHIES - NAISSANCE DU PHILOSOPHE suivi de E / DESCARTES INUTILE ET INCERTAIN

La discipline philosophique attire assez souvent des préjugés anti-intellectuels, préjugés que l'on rencontre formulés dans cette mauvaise vanne : " Un con qui marche va plus loin qu'un intellectuel assis. " Vanne qu'il est facile de contrer en faisant remarquer que le con, étant con par essence, va forcément dans la mauvaise direction, et donc qu'il vaut mieux pour lui rester assis que de s'égarer...

* * * * *

Si je devais résumer en une phrase : La philosophie, selon mon idéal, sert la connaissance (elle n'est pas l'ancilla de la théologie), la protège des croyances et de la surestimation d'elle-même ; la connaissance sert l'action et en particulier permet le développement des techniques. L'étude des philosophies, pour moi, est passée par quatre sources : 1) Montaigne, lu dès le lycée, le premier des post-Anciens, excellent passeur vers les philosophes latins et grecs, passeur vers Diogène Laërce passeur lui-même. 2) Schopenhauer et son Die Welt als Wille und Vorstellung, ouvrage très pédagogique très ouvert sur les autres philosophes. 3) Nietzsche découvert au département de philosophie de l'Université Paris-X Nanterre et jamais quitté depuis ; cette université m'ayant accordé un peu trop facilement mes deux derniers diplômes, je me sentis obligé de faire un travail personnel complémentaire, dont je choisis les auteurs parmi ceux au programme de l'agreg externe de philo de ces années-là : Gottfried W. Leibniz et David Hume (sur l'entendement humain), George Berkeley, Platon et Aristote évidemment, Descartes et Pascal, Cournot, et quelques alii.

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À l'étymologie " amour de la sagesse ", je préfère le rappel de son lien initial avec la mathématique démonstrative et avec la logique. Ce qui apparut à la même époque en Chine mériterait plutôt le nom de " pensée chinoise ".
SOCRATE : « Moi, si je ne sais pas, je ne croie pas non plus savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir. […] J’avais conscience de ne connaître presque rien. »
Platon, Apologie de Socrate, vi, 21d ; viii, 22d. 
Le distinguo entre savoir et croire savoir est fondateur de la philosophie (occidentale). Pour Aristote, la philosophie commençait avec l'étonnement, la prise de conscience d'une ignorance, le désir d'en sortir et d'accéder au savoir (Métaphysique, I, ii 5 ; cité par Arthur Schopenhauer ; mais déjà Platon dans Théétète, 155d). 

Marx (1) : " La philosophie parle des sujets religieux et philosophique autrement que vous [l'auteur de l'éditorial, Karl Heinrich Hermès] n'en avez parlé. Vous parlez sans étude, elle parle avec étude ; vous vous adressez à la passion, elle s'adresse à l'intelligence ; vous injuriez, elle enseigne ; vous promettez le Ciel et la Terre, elle ne promet rien que la vérité ; vous exigez qu'on ait foi en votre foi, elle n'exige pas la foi en ses résultats ; elle exige l'épreuve du doute ; vous épouvantez, elle apaise. Et vraiment, la philosophie est assez avisée sur le monde pour savoir que ses résultats ne flagornent pas la recherche du plaisir et l'égoïsme pas plus dans le Ciel que sur la Terre ; mais le public épris de la vérité, de la connaissance pour elle-même, pourra comparer sans doute son jugement et sa moralité au jugement et à la moralité de plumitifs ignares, serviles, inconséquents et stipendiés. " [Die Philosophie spricht anders über religiöse und philosophische Gegenstände, wie ihr darüber gesprochen habt. Ihr sprecht ohne Studium, sie spricht mit Studium, ihr wendet euch an den Affekt, sie wendet sich an den Verstand, ihr flucht, sie lehrt, ihr versprechet Himmel und Welt, sie verspricht nichts als Wahrheit, ihr fordert den Glauben an euren Glauben, sie fordert nicht den Glauben an ihre Resultate, sie fordert die Prüfung des Zweifels; ihr schreckt, sie beruhigt. Und wahrlich, die Philosophie ist weltklug genug, zu wissen, daß ihre Resultate nicht schmeicheln, weder der Genußsucht und dem Egoismus der himmlischen noch der irdischen Welt; das Publikum, das aber die Wahrheit, die Erkenntnis ihrer selbst wegen liebt, dessen Urteilskraft und Sittlichkeit wird sich wohl mit der Urteilskraft und Sittlichkeit unwissender, serviler, inkonsequenter und besoldeter Skribenten messen können.] (" L'éditorial du n° 179 de la " Gazette de Cologne " " , Gazette Rhénane [Rheinische Zeitung], juillet 1842 [Der leitende Artikel in Nr. 179 der „Kölnischen Zeitung])
1. Texte : MEW-Band-1.
Traduction (revue) : Karl Marx Friedrich Engels, Sur la religion, Paris : Editions sociales, 1972.


Nietzsche : « Platon [République IX, 580d] et Aristote [Métaphysique I, i, 980b] ont raison de considérer les joies de la connaissance comme la valeur la plus désirable, — à supposer qu’ils veuillent exprimer là une expérience personnelle et non générale : car pour la plupart des gens, les joies de la connaissance relèvent des plus faibles et se situent bien au dessous des joies de la table. » 
Frédéric Nietzsche, Fragments posthumes, M II 1 3[9], printemps 1880.
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A / Esquisse d'une définition de la philosophie
B / Premiers programmes philosophiques
C / Philosopher
D / À quoi sert la philosophie ?
E / DESCARTES INUTILE ET INCERTAIN


A / Esquisse d'une définition de la philosophie :
Althusser : " Ce que nous appelons la philosophie n'existait pas avant Platon. " Louis Althusser, " Du côté de la philosophie ", 1967-68, in Écrits philosophiques et politiques, tome II, Paris : Stock/IMEC, 1995-1997 : philosophie surgie à partir de la science mathématique (Alain Badiou est du même avis) ; cependant Euclide (vers -325 / vers -270) est postérieur à Aristote.


Raphaël, " École d'Athènes " (détail), Platon tenant
le Timée et Aristote l'Éthique à Nicomaque

Raphaël, " École d'Athènes " (détail), Hypatie.


// -470/469 SOCRATE -399 // -460 DÉMOCRITE -370 // 
 // -428/427 PLATON -348 // -384 ARISTOTE -322 // -342/341 ÉPICURE -270 //


Esquisse d'une définition de la philosophie (ce qui devrait être le point commun des diverses philosophies)
1. Un principe général de libre examen posant le privilège absolu de la connaissance sur les croyances et impliquant le doute justifié, la prudence, l’ouverture d’esprit. « Est-il chose qu’on vous puisse proposer pour l’avouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considérer comme ambiguë ? […] La vérité ne se juge point par autorité et témoignage d’autrui. […] Il ne faut pas croire à chacun, dit le précepte, parce que chacun peut dire toutes choses. » Montaigne, Essais, II, xii, pages 503, 507, 571 de l'édition Villey/PUF.

Le recours conjoint à des distinctions selon le principe de spécification (lien) et à des généralisations selon le principe d’homogénéité (lien).

La distinction entre le savoir, concept associé à celui, logique, de preuve, et ses formes dégradées : la simple documentation, l'élémentaire information. « Ce qu’on n’a jamais mis en question n’a point été prouvé. Ce qu’on n’a point examiné sans prévention n’a jamais été bien examiné. Le scepticisme est donc le premier pas vers la vérité. Il doit être général, car il en est la pierre de touche. Si, pour s’assurer de l’existence de Dieu, le philosophe commence par en douter, y a-t-il quelque proposition qui puisse se soustraire à cette épreuve ? » Denis Diderot, Pensées philosophiques, 1746, XXXI. 
Mieux et plus loin que Descartes : « L'enseignement de la métaphysique, de l'art de raisonner, des différentes branches des sciences politiques, doit être regardé comme entièrement nouveau. Il faut d'abord le délivrer de toutes les chaînes de l'autorité, de tous les liens religieux ou politiques. Il faut oser tout examiner, tout discuter, tout enseigner même. » Condorcet, Cinq mémoires... , 1791, " Cinquième mémoire, Sur l'instruction relative aux sciences ".

2. Un distinguo (cf l'adage scolastique distinguo - concedo ... nego ..., je distingue - j'accorde - je refuse) et la reconnaissance d’une complémentarité fondamentale entre les vérités de fait et les vérités de raison, entre la vérité-correspondance (l'adæquatio de Thomas d'Aquin) et la vérité-cohérence, entre l’empirique et le rationnel (Thomas Hobbes, Gottfried W. Leibniz), entre la déduction et l'induction (Victor Brochard) ; en conséquence, la réflexion critique doit porter aussi sur la réalité des éléments fournis par l’investigation, sur les données des sens, et requiert la réponse au Quid facti ?
Avant Fontenelle, Montaigne : " Comment est-ce que cela se fait ? – Mais se fait-il ? faudrait-il dire. " (Essais, III, xi)
« Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause.  Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point. [...] Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que, non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux. »
Œuvres de Fontenelle, tome 3, Paris : Salmon et Peytieux, 1825.
Fontenelle, Histoire des oracles, Première dissertation, chapitre IV. À propos de la dent d'or, Allemagne, fin du XVIe siècle :

3. La distinction, encore, entre ces vérités et les normes, entre la connaissance, théorique, concrète ou intermédiaire, et la morale. Distinction initiée par Sénèque le Jeune entre ce qui est dans le Ciel (métaphore de l'idéal) et ce qui devrait être sur notre Terre (Questions naturelles). Distinction humienne entre is et ought to, puis plus précisément juridique, kelsenienne, entre sein et sollen, entre ce qui est et ce qui doit (ou devrait) être ; autrement dit, entre la logique (au sens scolaire de connaissance) et l’éthique. Plus simplement dit : ne pas prendre ses désirs pour des réalités.

4. Ce qui se dégage des œuvres d’auteurs qui, sans s’accorder sur tout (loin de là !!), se reconnaissent comme ayant en commun à la fois un niveau de langage, une méthode et des problématiques, ce qui leur permet, en des temps forts de leurs philosophies, de dialoguer : c’est Aristote répliquant brillamment à Platon, Diogène Laërce retraçant les vies et doctrines des philosophes grecs anciens ; c'est Pascal répliquant à Montaigne (« Le sot projet qu'il a eu de se peindre ! »). Leibniz répliquant à Descartes (Remarque sur la partie générale des Principes), à Pascal (Lettres) et à Locke ; Voltaire à Descartes et à Leibniz, Arthur Schopenhauer à Kant, Nietzsche à Platon, Pascal et Schopenhauer ; Jacques Bouveresse à Michel Foucault, et alii. ; le domaine de cette reconnaissance mutuelle, c’est le champ, ou l’ordre, philosophique, même s’il y a souvent contestation quant aux strictes frontières de ce domaine, et s’il est, bien évidemment, historiquement et géographiquement évolutif.

5. Les traits communs des philosophies se précisent enfin par ces formules et interrogations :
« Rien n’existe sans raison » (Cicéron) ; « Vivre c'est penser  » (vivere est cogitare) (Cicéron, Tusculanes, V) ; « Nul ne vient au plaisir sans passion » (Tertullien) ; « Si je suis trompé, je suis (Si fallor, sum.) » (Augustin) ;
« Que sais-je ? » (Montaigne) ; « Se fait-il ? » (Montaigne) ; « Rien de beau ne se fait sans passion » (Montaigne, Diderot) ; « Je pense, donc je suis » (Descartes) ; « La clarté est la bonne foi des philosophes » (Vauvenargues) ; « Que dois-je faire ? » (Kant) ;
« Pourquoi suis-je moi ? » (Stendhal) ; « Où allons-nous renouveler le jardin d'Épicure ? » (Nietzsche) ; « Dieu est mort » (Nietzsche) ; « Qu'est-ce que l'éducation ? » (Nietzsche) ; « Qu’est-ce qui est bien ? Qu’est-ce qui est mal ? Comment devons-nous vivre ? » (question posée à Tolstoï) ;
« Qu’est-ce que l’étant ? » (Martin Heidegger) ; « Qui est l’homme ? » (Heidegger) ;
« Pourquoi des philosophes ? » (Jean-François Revel) ; « Qu’est-ce qu’un civilisé ? » (Pierre Kaufmann) ; « Y a-t-il ou non deux couleurs dans les stylos de P. V. Spade ? » (Alain de Libera) – et par leurs explicitations.


Le Dîner des philosophes (vers 1772-1773) de Jean Huber. À la gauche de Voltaire : le peintre
Jean Huber, Diderot et Marmontel ; à sa droite, d'Alembert, La Harpe, Grimm, le père Adam ;
face à lui, de dos, probablement Condorcet (Voltaire Foundation, Oxford).


Kant caractérisa la philosophie comme la législation de la raison humaine (Critique de la raison pure [CRP], II " Théorie transcendantale de la méthode ", chapitre III "Architectonique de la raison pure ")

Condorcet : " La raison rendue méthodique et précise " (Cinq mémoires sur l'instruction publique, Second mémoire " De l'instruction commune pour les enfants ", II " Études de la première année ")
« Par la même raison l'on doit préférer les parties de la physique qui sont utiles dans l'économie domestique ou publique, et ensuite celles qui agrandissent l'esprit, qui détruisent les préjugés et dissipent les vaines terreurs ; qui, enfin dévoilant à nos yeux le majestueux ensemble du système des lois de la nature, éloignent de nous les pensées étroites et terrestres, élèvent l'âme à des idées immortelles, et sont une école de philosophie plus encore qu'une leçon de science. » Second mémoire, II. 
« L'histoire des pensées des philosophes n'est pas moins que celle des actions des hommes publics une partie de l'histoire du genre humain. [...] Une des principales utilités d'une nouvelle forme d'instruction, une de celles qui peuvent le plus tôt se faire sentir, c'est celle de porter la philosophie dans la politique, ou plutôt de les confondre.  » Troisième mémoire, " Sur l’instruction commune pour les hommes "

Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS et ancienne directrice de l'É.N.S-Ulm., proposa cette caractérisation en quatre points de la discipline :
– attitude réflexive,
– sens de la globalité des questions,
acuité dans la perception des problèmes,
– usage de l’argumentation.
(Cf Le Débat, n° 98, janvier-février 1998, pages 132-133).

Platon pensait que la géométrie, et plus généralement les mathématiques, étaient capables de " tirer l'âme vers la vérité et de modeler la pensée philosophique ".

Alain Badiou (avec Gilles Haéri), Éloge des mathématiques,
Paris : Flammarion, 2015 ; collection Café Voltaire

Nietzsche était venu à la philosophie universitaire par la philologie (ses travaux sur Diogène Laërce) ; pour Condorcet, c'était par les mathématiques ; dans les deux cas, à partir d'une formation scientifique.

* * * * *

De même qu’il y a une coupure – bachelardienne – entre la connaissance générale et la connaissance scientifique, il y en eut une – platonicienne – entre l’utilisation courante du langage et cette activité philosophique caractérisée, selon l'excellente Monique Dixsaut, par un « usage différent du discours ». Cet autre usage présuppose la maîtrise de la langue, française chez nous, ce qui ne signifie pas qu’un individu tout seul puisse en être le maître. En philosophie, un minimum de  termes techniques
genre, espèce, sujet, objet, réel, imaginaire, symbolique, concept, analyse, synthèse, jugement analytique, jugement synthétique, forme, matière, substance, raison, passion, critique, épistémologie, morale, métaphysique, éthique, liberté, vérité, logique, dialectique, idéalisme, réalisme, matérialisme, spiritualisme, accident, essence, nécessité, contingence etc.
sont les moyens et instruments d’une pensée exempte de confusions dramatiques. Il faut déjà être un peu philosophe pour reconnaître la philosophie là où elle se trouve.


B / Premiers programmes philosophiques :

Connais-toi toi-même (Chilon ou Thalès dans Platon, Protagoras)
" Opposer à la fortune la hardiesse, à la loi la nature, à la passion la raison " (Diogène de Sinope (le Diogène du tonneau, vers -410 / vers -323) , in Diogène Laërce, Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres, VI, § 38). Ce qui probablement inspira notre moraliste Chamfort :
" [Opposer] la nature à la loi, la raison à l'usage, sa conscience à l'opinion, et son jugement à l'erreur " (Nicolas de Chamfort, Maximes et pensées, I, Maximes générales). Ce à quoi j'ajouterais : Opposer à la Révélation (le Dei Verbum judéo-chrétien) la rationalité : le Logos (λόγος) grec, le ratio et oratio latin (Cicéron, De Officiis, I, xvi). 

Montaigne semble dresser un programme philosophique lorsqu'il espère une attirance de la licence vers la liberté et de l'immodération vers la raison (Essais, III, v, page 845 de l'édition Villey/Saulnier/PUF ; page 887 de l'édition Balsamo/Magnien/Magnien/Simonin/Pléiade)

Jacques DU ROURE (début XVIIe / vers 1685) : « Parce qu’encore dans la philosophie, on considère les choses et les sociétés purement naturelles, je n’y traite pas des religions. Outre que – la nôtre exceptée, dont les principaux enseignements sont la justice et la charité [la justice avant la charité ; exeunt les deux autres vertus théologales, la foi et l’espérance …], c’est-à-dire le bien que nous faisons à ceux qui nous en ont fait, et aux autres – elles sont toutes fausses et causes des dissensions, des guerres, et généralement de plusieurs malheurs. »
Abrégé de la vraie philosophie, "Morale", § 69, 1665. Remarquable pour l'époque. Je soupçonne ce Du Roure d'avoir dissimulé son athéisme.

Faire attention à la matière et à la forme, avancer lentement, répéter et varier l'opération, recourir à des vérifications et à des preuves, découper les raisonnements étendus, vérifier chaque partie par des preuves particulières (Leibniz)


Frédéric Nietzsche (lien)
(Portrait par E. Munch, vers 1906) Notamment ce fragment posthume :

W I 2, été-automne 1884 : 26[153]
« De la naissance du philosophe.
1. Le profond malaise à être parmi les braves gens – comme parmi les nuages – et le sentiment de devenir paresseux et négligent, vaniteux aussi. Cela corrompt. – Pour voir clairement à quel point le fondement ici est mauvais et faible, on les provoque et on entend alors leurs cris.
2. Dépassement du ressentiment et de la vengeance à partir d’un profond mépris ou de compassion pour leur sottise.
3. Hypocrisie comme mesure de sécurité. Et mieux encore, fuite dans sa solitude. »
[Von der Entstehung des Philosophen.
1. Das tiefe Unbehagen unter den Gutmüthigen — wie unter Wolken — und das Gefühl, bequem und nachlässig zu werden, auch eitel. Es verdirbt. — Will man sich klar machen, wie schlecht und schwach hier das Fundament ist, so reize man sie und höre sie schimpfen.
2. Überwindung der Rachsucht und Vergeltung, aus tiefer Verachtung oder aus Mitleid mit ihrer Dummheit.
3. Verlogenheit als Sicherheits-Maßregel. Und noch besser Flucht in seine Einsamkeit.]


C / Philosopher :

S'exercer à mourir (Platon, Phédon, 67-68 ; Cicéron, Tusculanes, I, xxx, 74 ; Rabelais, Tiers livre, XXXI ; Montaigne, Essais I, 20), soit se passer de la perspective d'une vie éternelle. La mort passe du domaine de la religion à celui de la philosophie. Dépourvu d'âme immortelle, le sujet ne vit jamais sa mort propre, seulement celle des autres.

Vivre conformément à la nature (Épictète, Montaigne) : soit l'écologie avant la lettre.
Rechercher ce qu'ont pensé les philosophes au sujet d'un problème (Sicher de Brabant) ; c'est toute l'histoire de la philosophie.
Douter (les Sceptiques, Montaigne, Descartes, Condorcet) [avant d'examiner et de conclure]
" Philosopher, c’est donner la raison des choses, ou du moins la chercher, car tant qu’on se borne à voir et à rapporter ce qu’on voit, on n’est qu’historien. " (Encyclopédie, entrée "Philosophie", tome 12, 1751). 
« La véritable manière de philosopher, c'eût été et ce serait d'appliquer l'entendement à l'entendement ; l'entendement et l'expérience aux sens ; les sens à la nature ; la nature à l'investigation des instruments ; les instruments à la recherche et à la perfection des arts, qu'on jetterait au peuple pour lui apprendre à respecter la philosophie. » (Denis Diderot, Pensées sur l'interprétation de la nature, § 18). 
Autrement dit, penser sa pensée, et non, comme on l'entend dire aujourd'hui, " vivre sa pensée et penser sa vie ".
Emmanuel Kant : Réfléchir et décider par soi-même. Cf Hésiode. (lien)

Gilles Deleuze : « La philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts. » (Qu'est-ce que la philosophie – Gilles Deleuze et Félix Guattari).
Concepts de Nietzsche : dévaluation [Umwertung] des valeurs, esprit libre, éternel retour, nihilisme, surhomme, volonté de puissance. Mais sa philosophie, comme Vigny le pensait de celle de Voltaire, vaut surtout en tant que critique.
U I 2b, fin 1870 - avril 1871 : 7[17] : « La pensée philosophique ne peut pas construire, seulement détruire [das philosophische Denken kann nicht bauen, sondern nur zerstören.]. » Cf Alfred de Vigny : « La philosophie de Voltaire […] fut très belle, non parce qu’elle révéla ce qui est, mais parce qu’elle montra ce qui n’est pas. » (Journal d’un poète, 1830).

Paul Ricœur : " L'une des tâches de la réflexion philosophique est de clarifier les concepts. Clarifiez d'abord votre langage, ne cessent de nous dire les Anglo-Saxons, distinguez les emplois des mots... " (La Critique et la conviction, " Éducation et laïcité ", Paris : Calmann-Lévy, 1995).

Idéalement, un programme d’introduction de la philosophie dans la Cité aurait dû opposer :
  1. au quotidien, les concepts (les notions les plus abstraites) ;
  2. à la Révélation (le Verbum judéo-chrétien), la rationalité du Logos grec, le ratio et oratio latin ;  Malebranche, Conversations chrétiennes, Entretien 1 : « Si donc vous n'êtes pas convaincu par la raison, qu'il y a un Dieu, comment serez-vous convaincu qu'il a parlé ? ». Et Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'Éducation, IV " Profession de foi du vicaire savoyard " : « Ils ont beau me crier : Soumets ta raison ; autant m'en peut dire celui qui me trompe : il me faut des raisons pour soumettre ma raison. »
  3. à l’action/agitation collective, la réflexion (individuelle) ; ce qui n'exclut pas des retombées de ces réflexions individuelles sur les actions militantes.
  4. au risque, le courage ;
  5. au règne de l’opinion, enfin, le doute et le questionnement. 
Voir aussi : La philosophie noyée dans le café (mes notes critiques sur les cafés-philo parisiens)
Esprit, n° 239, janvier 1998, pages 200-205.


D / À quoi sert la philosophie ?

Via la logique, apparition de l'ordre déductif. Kant (qui ignorait la logique propositionnelle des Stoïciens) voyait dans la logique formelle [d'abord logique prédicative, plus tard logique des propositions], cette création d'Aristote injustement décriée et moquée par quelques auteurs de la Renaissance (Rabelais, Montaigne), puis par Molière, le signe principal de l'acquis en philosophie, mais la pensait à tort close et achevée  (Préface de la seconde édition de la CRP, 1787), peu avant que George Boole présente de cette logique une forme algébrisée.
  • Formalisation des raisonnements juridiques.
  • Fourniture de modèles aux sciences humaines.
  • Réfutation logique de la "preuve" ontologique de l'existence de "Dieu" (Gottlob Frege et Bertrand Russell).
- L'étude de l'histoire de la philosophie introduit efficacement et rapidement à l'histoire générale de l'Occident.

- Par son insistance sur l'argumentation et le raisonnement, valeur de formation à l'autocritique rationnelle, au souci de vérification (tout comme dans les mathématiques). Errare humanum est, perseverare diabolum, sed rectificare divinum.
Vérifier notamment les citations qui circulent, soit que leur texte est souvent corrompu, ou la citation mal découpée, soit que l'on attribue à l'un ce que l'autre a écrit. 
John LockeEssai sur l’entendement humain, IV, xvi, § 11 :
« He that has but ever so little examined the citations of writers, cannot doubt how little credit the quotations [citations] deserve [méritent] when the originals are wanting [manquent] ; and consequently how much less quotations of quotations can be relied on [sont fiables]. »
- Le principe de raison suffisante (PRS) , le plus connu des principes logiques, établit un cadre de rationalité qui permettra l'essor des sciences exactes.
" Toutes les sciences ne reposent que sur le fondement général que leur offre le philosophe. " (Frédéric Nietzsche, Fragments posthumesP I 20b, été 1872 - début 1873, 19[136])
[Denn alle Wissenschaften ruhen nur auf dem allgemeinen Fundamente des Philosophen.]
- Contributions aux sciences :
  • Vers l'héliocentrisme : Philolaos de Crotone et Aristarque de Samos.
  • Démocrite d'Abdère : il n'y a que des atomes et du vide.
  • Hicétas de Syracuse : relativité galiléenne.
- Influence de la philosophie sur les conceptions générales de l'histoire (philosophie de l'histoire, Machiavel, Hobbes, Rousseau) ; avec la philosophie de l'éducation (Montaigne, Rousseau, Victor Cousin). Le droit public et la science politique dérivent de la philosophie politique. L'Humanisme et les Lumières aboutirent aux déclarations des droits (Habeas corpus, 1679 ; Bill of Rights, 1689 ; Declaration of Independence, 1776 ;  Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, 1789).

- " La philosophie joua un rôle décisif dans la construction de la laïcité comme idéal d'émancipation. " (Henri Pena-Ruiz, Dictionnaire amoureux de la laïcité, entrée " Philosophie ", Paris : Plon, 2014). Montaigne précurseur de la liberté de conscience (penser par soi-même), elle-même principe clé de la laïcité. Condorcet est à l'origine du modèle français, égalitaire mais non égalitariste, d'instruction publique.
« Tous les individus ne naissent pas avec des facultés égales […] En cherchant à faire apprendre davantage à ceux qui ont moins de facilité et de talent, loin de diminuer les effets de cette inégalité, on ne ferait que les augmenter. » (Nature et objet de l’instruction publique, 1791)
- Satisfaction du désir personnel de mieux comprendre notre situation d'humain existant. Amour, amitié, souffrance, mort. Avec l'application au problème de la fin de vie.
Humain, trop humain I, 1878, II " Sur l'histoire des sentiments moraux ", § 80 Le vieillard et la mort : « Abstraction faite des exigences qu'imposent la religion, on doit bien se demander : pourquoi le fait d'attendre sa lente décrépitude jusqu'à la décomposition serait-il plus glorieux, pour un homme vieilli qui sent ses forces diminuer, que de se fixer lui-même un terme en pleine conscience ? Le suicide est dans ce cas un acte qui se présente tout naturellement et qui, étant une victoire de la raison, devrait en toute équité mériter le respect : et il le suscitait, en effet, en ces temps où les têtes de la philosophie grecque et les patriotes romains les plus braves mouraient d'habitude suicidés. Bien moins estimable est au contraire cette manie de se survivre jour après jour à l'aide de médecins anxieusement consultés et de régimes on ne peut plus pénibles, sans force pour se rapprocher vraiment du terme authentique de la vie. — Les religions sont riches en expédients pour éluder la nécessité du suicide : c'est par là qu'elle s'insinue flatteusement chez ceux qui sont épris de la vie. »
- Le droit public et la science politique dérivent de la philosophie politique. Les Lumières ont abouti  à la Déclaration... de 1789 qui est aujourd'hui un élément de notre bloc constitutionnel.
Condorcet :
" Ni la constitution française, ni même la déclaration des droits, ne seront présentés à aucune classe des citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire. " (Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, 20-21 avril 1792).
- Influence de la philosophie sur les conceptions politiques générales de l'histoire (philosophie de l'histoire, Machiavel, Hobbes, Rousseau, Burke, Tocqueville, et alii).


Genres, catégories, universaux (cadre général de la pensée) : 

Cinq genres platoniciens :
« L’Être, le Repos, le Mouvement, l’Autre, le Même […] il n’y a pas moins de cinq genres […] la nature des genres comporte la communication [participation] réciproque. » (Platon, Le Sophiste, 254e-257a).
Cette « communication réciproque », et la présence du Mouvement, répond par avance aux reproches que les idéologues marxistes firent à la métaphysique classique (qu’ils ne connaissaient pas) d’ignorer les relations, le contexte, le mouvement.

Dix catégories aristotéliciennes  de l’être : substance, quantité, manière d’être, relation ; endroit, moment, position, équipement, action, passion. » (Aristote, Catégories, IV, 1b)

Quatre catégories stoïciennes : substrat ou substance, qualités stables, manières d’être contingentes et manières d’être relatives (Stoicorum Vetera Fragmenta, II, 369 sqq.)

Cinq universaux (quinque voces) :
Le philosophe néo-platonicien Porphyre de Tyr (vers 234 / vers 305) : le genre, l’espèce, la différence spécifique, le propre, l’accident. (Isagoge, préface aux Catégories d'Aristote).

Sept catégories cartésiennes :
esprit, grandeur, repos, mouvement, relation, figure [forme], matière. 

Douze catégories kantiennes :
Quantité
unité
pluralité
totalité  

Qualité

réalité

négation

limitation

Relation
inhérence et subsistance
causalité et dépendance
communauté [Causalité d’une susbstance dans la détermination des autres]

Modalité

possibilité – impossibilité

existence – non-existence

nécessité [Existence donnée par la possibilité] - contingence

Deux catégories marxistes (matérialisme dialectique) : la matière, le mouvement (oubli notable de l'énergie). 

* * * * *

- Critique et dépassement de la mythologie et des religions. (opposition mythos/logos).
Pour le christianisme, la science doit être abolie (I Corinthiens XIII, 8), la philosophie est un vain leurre (Colossiens, II, 8), cependant récupéré en tant que ancilla théologiae (servante de la théologie) par Pierre Damien, Albert le Grand et Thomas d'Aquin.



La philosophie, comme toute entreprise humaine, n'est pas à l'abri de dévoiements :
« La philosophie peut prendre et même réussir jusqu’à un certain point à faire prendre ce que le véritable esprit critique considérerait comme l’expression la plus typique du dogmatisme et du conformisme idéologique du moment pour la forme la plus impitoyable et la plus sophistiquée de la critique. »
Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, I, Paris : Minuit, 1984.

E / DESCARTES INUTILE ET INCERTAIN

Ma critique de la pseudo preuve de Dieu par Descartes : voir le § VIII de cette page en lien.

Pour nombre de nos contemporains, le nom de René Descartes reste encore, via l’adjectif "cartésien", synonyme de bonne logique, de bon sens ; il n’est donc pas inutile de revenir sur une polémique datant de quelques années (1997) entre le scientifique Claude Allègre (né en 1937), géologue renommé mais contesté, et le philosophe des sciences Vincent-Pierre Jullien (né en 1953), polémique décalquée des profondes divergences entre Descartes et les alliés actuels ou futurs de Blaise Pascal.
" Descartes [...] n'a pas distingué le certain de l'incertain. " (Leibiz, De la Réforme de la philosophie première et de la notion de substance, 1694). Ce qui est vraiment un comble pour un philosophe. 

E / 1   Claude Allègre, peu avant d’être nommé ministre de l’Éducation dans le gouvernement de Lionel Jospin en juin 1997, révéla la superficialité de son information philosophique lorsqu’il attribua au regretté Jean-François Revel (1924-2006) la belle expression de ... Pascal, " Descartes inutile et incertain " (" Les erreurs de Descartes ", Le Point, n° 1279, 22 mars 1997). Soutenant que l’approche mathématique serait responsable des erreurs dans les sciences, Allègre montre qu’il ignore que la rigueur des mathématiques réside dans l'effectivité de la relation entre définitions et démonstrations, dans les notations et le calcul formel, et non (comme le pensait Descartes) dans le vain recours en l’évidence - la pernicieuse confiance en soi ... - Mais il n’est pas exact que les mathématiques soient complètement détachées de l’expérience ; le calcul (maintenant effectué par des machines électroniques) et le tracé de figures sont des formes à part entière d’expérience. 

   Ceci étant, je ne suis pas sûr que dans cette querelle des erreurs de Descartes, que Claude Allègre est loin d’avoir ouverte puisqu’elle remonte à Pascal et qu’elle fut entretenue publiquement par Huyghens, Leibniz, D’Alembert, Voltaire et alii, Vincent Jullien ait entièrement raison (" Monsieur Allègre et Descartes ", Le Monde, 22-23 juin 1997, page 15). Lorsque Claude Allègre reproche à Descartes de mêler considérations religieuses et considérations scientifiques, le reproche est parfaitement fondé. Que cette approche religieuse soit historiquement datée ne lui enlève pas ce côté irrationnel et non scientifique auquel plusieurs contemporains étaient déjà sensibles puisqu’ils ne faisaient plus intervenir “Dieu” dans l’explication des phénomènes physiques. À lire Vincent Jullien, on pourrait penser que les savants se sont trompés autant les uns que les autres, et les philosophes de même, et autant que les savants, lorsqu’ils ont fait des sciences. Ce qui excuserait G. W. Hegel, entre autres, pour son De Orbitis qui assénait des certitudes contredites peu après par le télescope.


E / 2   Il faut se donner la peine d’examiner de près les cinq petits mais puissants écrits épistémologiques de Blaise Pascal :
Expériences nouvelles touchant le vide (1647)
Lettre au père Noël (29 octobre 1647)
Lettre à M. Le Pailleur (printemps 1648)
Au lecteur 
Traité de la pesanteur de la masse de l’air (1651-53)
On y trouvera une réflexion philosophique, véritablement rationnelle - selon nos critères actuels, mais aussi selon les critères baconiens (ceux de Francis Bacon, auteur, vers 1600, du fameux traité "De l’Avancement du savoir") - dirigée contre la "méthode cartésienne". Contrairement à ce qu’écrivit Vincent Jullien, Blaise Pascal n’admettait aucune interaction entre science et métaphysique, aucun recours à des "qualités occultes" du type de la vertu dormitive de l’opium immortalisée par Molière, aucun recours à des "définitions" circulaires ne définissant rien ; il reconnaissait à la raison expérimentale priorité sur les hypothèses désordonnées telles que l’existence d' un éther ou d’une matière subtile.

   Relativement au mouvement de la Terre, on trouve dans la table des Principes de la Philosophie de Descartes, en III, 28, " on ne peut pas proprement dire que la Terre ou les planètes se meuvent " ; puis, en III, 38-39, " suivant l’hypothèse de Tycho ... " Claude Allègre eut donc tort de parler de façon générale de "l’immobilité de la Terre" soutenue par Descartes. Mais la prudence du penseur du Cogito était telle qu’il est difficile de suivre Vincent Jullien se hasardant à vanter un " héliocentriste puissant et efficace ".

Descartes utile selon Condorcet :
" [Descartes] voulait étendre sa méthode à tous les objets de l’intelligence humaine ; Dieu, l’homme, l’univers étaient tour à tour le sujet de ses méditations. Si dans les sciences physiques, sa marche est moins sûre que celle de Galilée, si sa philosophie est moins sage que celle de Bacon, si on peut lui reprocher de n’avoir pas assez appris par les leçons de l’un, par l’exemple de l’autre, à se défier de son imagination, à n’interroger la nature que par des expériences, à ne croire qu’au calcul, à observer l’univers, au lieu de le construire, à étudier l’homme, au lieu de le deviner ; l’audace même de ses erreurs servit aux progrès de l’espèce humaine. Il agita les esprits, que la sagesse de ses rivaux n’avait pu réveiller. Il dit aux hommes de secouer le joug de l’autorité, de ne plus reconnaître que celle qui serait avouée par leur raison ; et il fut obéi, parce qu’il subjuguait par sa hardiesse, qu’il entraînait par son enthousiasme. " (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Huitième époque)
  L’historien des sciences William Whewell nota que Descartes récusait les travaux de Galilée ; on lit avec stupeur : " Pour les expériences que vous me mandez de Galilée, je les nie toutes " dans une lettre à Mersenne d'avril 1634. Descartes faisait, pour Whewell, piètre figure à côté du savant italien :
" Parmi les vérités en mécanique qui étaient facilement saisissables au début du XVIIe siècle, Galilée a réussi à en atteindre autant, et Descartes aussi peu, qu’il était possible à un homme de génie " (" Of the mechanical truths which were easily attainable in the beginning of the 17th century, Galileo took hold of as many, and Descartes of as few, as was well possible for a man of genius ", History of Inductive Sciences, 1847, VI, ii, tome 2, page 52).

   Descartes reconnut le principe d’inertie ; mais, comme pour Georg W. F. Hegel d’ailleurs, la liste de ses erreurs dans le domaine des sciences expérimentales est bien longue ; parmi ces erreurs :

- les tourbillons de matière subtile.
- six règles du mouvement (sur sept).
" Cette première règle cartésienne du mouvement est la seule qui soit parfaitement exacte. " (Leibniz, Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, 2e partie)
" Selon Descartes, schéma bizarre "
Leibniz, Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, 2e partie, " Sur l'art. 53",
traduction Paul Schrecker in Opuscules philosophiques choisis, Paris : Vrin, 1962.


- la génération spontanée.
- la "matière" calorique.
- le rejet des expériences de Galilée.
- la négation de l’attraction terrestre.
- la propagation plus rapide des sons aigus.
- la propagation des sons aussi rapides dans le sens du vent que contre le vent.
- la vitesse de la lumière plus élevée dans le milieu d’indice plus élevé.


E / 3  Il était donc assez cavalier de renvoyer dos à dos l’imperfection de la science à une époque donnée et les erreurs des philosophes,  ce qu'osa pourtant Jacques D’Hondt (né en 1920 en Indre-et-Loire - décédé le 10 février 2012 à Paris VIIIe) pour excuser Hegel : " Ce qui était vérité scientifique à l’époque de Hegel se trouve maintenant aussi périmé que les erreurs du philosophe" (Hegel et l’hégélianisme, Paris : Puf, 1982, colletion Que-sais-je ?, page 29). Ces erreurs de Hegel étaient relatives à la question dite des matières : éther, phlogistique (1), calorique, matière électrique ; en 1813, il imaginait leur compénétrabilité (Science de la logique, I, 2) ; en 1827, il les rejetait toutes, y compris donc l’électron (Encyclopédie des Sciences philosophiques). On sait que dans sa thèse de doctorat (le fameux De Orbitiis planetarum, août 1801), Hegel croyait avoir prouvé qu’il ne pouvait y avoir plus de sept planètes dans le système solaire ... ; ceci peu après la découverte de Cérès le 1er janvier 1801 par Giuseppe Piazzi.

   Invoquer en regard de ces erreurs la méthode qui permet de penser « librement », c’est tout d’abord jeter des doutes sérieux sur la valeur de la dite méthode ... C’est ensuite oublier qu’il ne s’agit pas seulement de penser librement, dans un fantasme de toute puissance de la pensée (fantasme qui relève très précisément d’une critique de la raison pure ; cf la colombe de Kant, oiseau imaginaire qui pensait son vol contrarié par l’air) ; il s’agit, surtout, de penser juste, donc en rapport permanent avec l’expérience du réel ainsi qu'avec la cohérence des concepts. La pensée scientifique ménage une place à la réalité extérieure qu’elle représente, précisément par le biais de la démarche expérimentale et de la spirale : hypothèse 1 - expérience - théorie - hypothèse 2 .... L’observation kantienne de la pratique déplorable du concept sans intuition, ou pensée vide (Critique de la raison pure, " Logique transcendantale ", I), c’est ce qui poussait déjà Leibniz à énoncer cette magnifique devise : « J’aime mieux un Loeuwenhoek [Antoni van Leeuwenhoek] qui me dit ce qu’il voit qu’un cartésien qui me dit ce qu’il pense. » (Lettre à Huyghens, 2 mars 1691).
   Vincent Jullien semble s’accorder avec Claude Allègre sur l’erreur que constituerait la conservation de la somme des quantités de mouvement (produit de la masse par la vitesse) dans le choc mécanique de deux solides ; elle se conserve effectivement, comme le savent les étudiants, mais vectoriellement seulement ; se conservent également, en mécanique classique (non relativiste), les grandeurs scalaires (numériques) que sont l’énergie cinétique totale et les masses (dans un référentiel donné). Pour Descartes, à qui faisait défaut la notion de vecteur (introduite au XIXe siècle), cette conservation des valeurs numériques (donc fausse) résultait "de ce que Dieu est immuable" ... (Les Principes de la Philosophie, II, 39).

  C’est ce recours à cette argumentation non scientifique, pour ne pas dire pitoyable, pré-aristotélicienne, recours déjà fort choquant au XVIIe siècle pour bon nombre de savants de cette époque, que Claude Allègre eut raison de signaler, le sauvant ainsi de l’oubli. L’esprit de la méthode et de la probité scientifiques résidait alors chez Bacon, Galilée et Newton, davantage que chez leurs critiques mal inspirés. Selon le Néerlandais Christian Huygens (1629-1695),
" M. Descartes avait trouvé la manière de faire prendre ses conjectures et fictions pour des vérités. Et il arrivait à ceux qui lisaient ses Principes de philosophie quelque chose de semblable qu’à ceux qui lisent des romans qui plaisent et font la même impression que des histoires véritables. " « En voulant faire croire qu’il a trouvé la vérité, comme il le fait partout […] il a fait une chose qui est de grand préjudice au progrès de la philosophie. » Remarques de Huygens sur la vie de Descartes par Baillet, éd. de Victor Cousin, Fragments philosophiques pour servir à l’histoire de la philosophie – Philosophie moderne, volume I, Paris, 1866, page 119.
Condorcet nota dans son éloge de Huyghens que celui-ci n'avait pas suivi, dans ses recherches sur les lois des chocs des corps, " cette métaphysique qui avait égaré son maître ". (Éloge de Hyughens, dans Œuvres complètes, tome 1, Mélanges de littérature et de philosophie, " Éloges des académiciens de l'Académie royale des sciences, morts depuis l'an 1666, jusqu'en 1699 ", Brunswick et Paris : An XIII = 1804).

VOLTAIRE : " Il faut avouer qu'il n'y eut pas une seule nouveauté dans la physique de Descartes qui ne fût une erreur. Ce n'est pas qu'il n'eût beaucoup de génie ; au contraire, c'est parce qu'il ne consulta que ce génie, sans consulter l'expérience et les mathématiques : il était un des plus grands géomètres de l'Europe, et il abandonna sa géométrie pour ne croire que son imagination. Il ne substitua donc qu'un chaos au chaos d'Aristote. Par là il retarda de plus de cinquante ans les progrès de l'esprit humain. Ses erreurs étaient d'autant plus condamnables qu'il avait pour se conduire dans le labyrinthe de la physique un fil qu'Aristote ne pouvait avoir, celui des expériences, les découvertes de Galilée, de Toricelli, de Guéricke, etc., et surtout sa propre géométrie. " Questions sur l'Encyclopédie, article "Cartésianisme".


NOTE

1. Matière imaginée par le chimiste allemand Georg Ernst Stahl (1659-1734) pour expliquer les réactions d’oxydo-réduction ; d’autre part Stahl recourait à l’âme comme principe d’explication des phénomènes biologiques. Les chimistes français Antoine Lavoisier (1743-1794) et Pierre Bayen (1725-1798) refusèrent  cette croyance en un "phlogistique".