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mardi 23 août 2022

L'ARTICLE "GAYSSOT" (Loi du 13/7/1990) ET LA DÉFUNTE LOI BOYER

Voir aussi 

POLICE DE LA PAROLE ET CORRECTION POLITIQUE
Denis Diderot : « Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son autorité privée, enfreint une mauvaise loi, autorise tout autre à enfreindre les bonnes. » (Supplément au Voyage de Bougainville, 1796, écrit en mai 1776). 

A /  Le politiquement correct, ou, mieux dit, la correction politique (correction au double sens de rectification et de punition), incarne aujourd'hui ce Big Brother d'Orwell à la fois guide, surveillant, censeur médiatique et pénal des paroles. La " Gayssot attitude ", initiée dès 1986 par des députés socialistes au nom de la " défense de la vérité ", en acte en 1990 et prolongée par les lois mémorielles de janvier et mai 2001, et février 2005, par la loi Perben/Halde du 30 décembre 2004, puis par le vote de l'Assemblée du 22 décembre 2011 et du Sénat le lendemain (loi "génocide arménien" retoquée par le Conseil constitutionnel, mais qui faillit nous être resservie en décembre 2015), bloquent la marche du savoir, selon l'expression de l’historien français François Furet [1], car par la censure qu'elle établit, elle empêche la double confrontation des arguments et des éléments de documentation.

Dans Le Monde du 28/29 janvier 1990, le journaliste militant Edwy Plenel dénonçait un maître de conférences de l'université Lyon III-Jean Moulin, Bernard Notin, auteur dans le n° 32 hors-série (août 1989) d'Économies et Sociétés (P.U. de Grenoble), d'un article contenant ces lignes :
   " Le réel passe alors en jugement devant l'irréel [Belle formule, que je reprends souvent]. Le thème, historique, des chambres à gaz homicides, est très révélateur de ce procès. Les preuves proposées pour en démontrer l'existence évoluent au gré des circonstances et des époques mais s'extraient d'une boite à malices comprenant trois tiroirs : Tout en bas : la visite des locaux (peu crédibles). Au milieu : l'affirmation des vainqueurs (elles ont existé). En haut : les on-dits (histoire de l'homme qui a vu l'homme qui...). Au total, on en postule l'existence, et qu'importe la réalité de cette réalité. On reconnaîtra là le fondement de toute tyrannie. "
Bizarrement, cet article n'est même plus mentionné dans l'index de la revue...

* * * * *
" Ils [les historiens] savent que la recherche, qui a beaucoup progressé, n’a pas hésité à transgresser des tabous déjà inscrits dans la mémoire : non, nous n’avons pas de preuves du fonctionnement d’une chambre à gaz à Dachau ; non, quatre millions d’êtres humains n’ont pas disparu à Auschwitz. [...] La loi impose des interdits, elle édite des prescriptions, elle peut définir des libertés. Elle est de l’ordre du normatif. Elle ne saurait dire le vrai. Non seulement rien n’est plus difficile à constituer en délit qu’un mensonge historique, mais le concept même de vérité historique récuse l’autorité étatique. L’expérience de l’Union soviétique devrait suffire en ce domaine. Ce n’est pas pour rien que l’école publique française a toujours garanti aux enseignants le libre choix des manuels d’histoire. "
Madeleine Rebérioux, « Le génocide, le juge et l’historien », L’Histoire, n°138, novembre 1990.

Ce que l’on appelle aujourd'hui « loi Gayssot » (loi 90-615 du 13 juillet 1990), instituait, en son article 9, le nouvel article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Article modifié par la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté et par l'article 38 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République.

  La Cour de cassation refusa quatre fois la possibilité d'un examen de cet article par le Conseil constitutionnel via une QPC :
Arrêts des :
7 mai 2010,
21 juin 2011 (Dieudonné),
5 décembre 2012,
6 mai 2014 (Vincent Reynouard).

Le 6 octobre 2015, cette même Cour accepta enfin la QPC posée par Vincent Reynouard, pour la raison suivante :
" La disposition critiquée, qui incrimine la seule contestation des crimes contre l’humanité définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis, soit par des membres d’une organisation criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, est susceptible de créer une inégalité devant la loi et la justice. "
QPC 2015-512 : Le Conseil constitutionnel jugea ensuite que cette disposition n'était contraire ni à la liberté d'expression
" 7. les dispositions contestées ont pour objet de réprimer un abus [incitation au racisme et à l'antisémitisme] de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui porte atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers [...] seule la négation, implicite ou explicite, ou la minoration outrancière de ces crimes est prohibée. "
ni au principe d'égalité
" 10. la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par une décision d'une juridiction française ou internationale reconnue par la France se différencie de la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par une juridiction autre ou par la loi "
Décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016. (séance du 7 janvier 2016, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI).


B / Alinéas de l'article 24 bis de cette loi sur la liberté de la presse :


[« 2° Ou la négation, la minoration ou la banalisation de ce crime constitue une incitation à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe défini par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale. » : Dispositions déclarées non conformes à la Constitution par la décision du Conseil constitutionnel n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, considérant 197]


Références que cet article ne donne pas :

[I] Article 6 (c) du Statut :
" Les Crimes contre l’Humanité " : " C’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. "
[II] Article 9 du Statut :
" Lors d'un procès intenté contre tout membre d'un groupe ou d'une organisation quelconques, le Tribunal pourra déclarer (à l'occasion de tout acte dont cet individu pourrait être reconnu coupable) que le groupe, ou l'organisation à laquelle il appartenait était une organisation criminelle. Après avoir reçu l'acte d'accusation, le Tribunal devra faire connaître, de la manière qu'il jugera opportune, que le Ministère Public a l'intention de demander au Tribunal de faire une déclaration en ce sens et tout membre de l'organisation aura le droit de demander au Tribunal à être entendu par celui-ci sur la question du caractère criminel de l'organisation. Le Tribunal aura compétence pour accéder à cette demande ou la rejeter. En cas d'admission de la demande, le Tribunal pourra fixer le mode selon lequel les requérants seront représentés et entendus. "


L’expression « chambres à gaz » ne figure pas dans les textes cités aux §§ [I] et [II].

Parmi les auteurs signataires de cet Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l'Axe et statut du tribunal international militaire. Londres, 8 août 1945, figuraient les Français Henri Donnedieu de Vabres (1880-1952) et Robert Falco (1882-1960). 


Dispositions annexes :

Article 48-2
Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, qui se propose, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne l'apologie des crimes ou délits de collaboration avec l'ennemi et en ce qui concerne l'infraction prévue par l'article 24 bis.

Article 50-1 (créé par l'article 39 de la Loi Sarkozy n°2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance)

Lorsque les faits visés par les articles 24 et 24 bis résultent de messages ou informations mis à disposition du public par un service de communication au public en ligne et qu'ils constituent un trouble manifestement illicite, l'arrêt de ce service peut être prononcé par le juge des référés, à la demande du ministère public et de toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir.

Article 65-3
Pour les délits prévus par les septième et huitième alinéas de l'article 24, l'article 24 bis, les deuxième et troisième alinéas de l'article 32 et les troisième et quatrième alinéas de l'article 33, le délai de prescription prévu par l'article 65 [al. 1 : trois mois] est porté à un an.
« Pour ces délits, le deuxième alinéa de l'article 65 n'est pas applicable. » »

* * * * *

   Une société de connaissance ouverte, héritière des cultures grecque et romaine, ne peut plus accepter une disposition telle que l'article 24bis de la loi Gayssot soumettant le débat, public ou spécialisé, présent et futur aux décisions d’un tribunal militaire selon les Accords de Londres (et l'annexe dite Statut de Nuremberg) du 8 août 1945 ;  cela il y a plus de 78 ans, alors même que l'histoire de la Seconde guerre mondiale en était au point zéro, que l'État totalitaire de Staline était partie prenante de ce tribunal militaire. Comme l'écrivait l'historien François Furet six ans après l'adoption de cette loi, « L’Holocauste [...] doit d’autant moins faire l’objet d’un interdit préalable que bien des éléments en restent mystérieux et que l’historiographie sur le sujet n’en est qu’à son commencement. »

De plus, le Gouvernement provisoire de la République française (juin 1944 / octobre 1946) signataire de ces accords n'émanait pas du suffrage universel (les premiers scrutins n'ayant eu lieu que le 21 octobre 1945), ce qui n'assure pas à ces Accords de Londres la condition constitutionnelle de l'article 55 C., soit des " traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ".

  Georges Clémenceau aurait déclaré : " La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique. " La France supprima la justice militaire de la Cour de sûreté de l'État (loi 81-737 du 4 août 1981) ; et voilà qu'elle institue durablement l'histoire militaire ...

  Enfin, le caractère rétroactif et ad hoc de la définition du crime contre l'humanité heurte les fondements du droit, dont le principe général du droit (PGD) de non-rétroactivité de la loi pénale.

  L'application  concrète de cette disposition Gayssot oscille entre une injonction de proclamer une croyance aux gazages ou au chiffre mythique de six millions, et l'interdiction d'émettre une incroyance ou un doute quelconque. C'est ici un obscurantisme, un refus de savoir, qui est à l'œuvre, comme d'ailleurs dans la loi Halde (loi Perben) du 30 décembre 2004 sur la question de l'homophobie
" TITRE III : RENFORCEMENT DE LA LUTTE CONTRE LES PROPOS DISCRIMINATOIRES À CARACTÈRE SEXISTE OU HOMOPHOBE "
avec cette ahurissante et liberticide notion de " propos discriminatoires ".


C /  La loi du 26 janvier 1984, article 3, alinéa 1 (devenu l'article L. 141-6 du Code de l'Éducation), énonce un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) :
  " Le service public de l’enseignement supérieur est laïc et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique. "
  La mécanique de la  correction politique va-t-elle si vite que ces mots ne veuillent plus rien dire aujourd’hui ? Dans la culture occidentale, on se devrait, pour la qualité de l’Instruction publique, de fournir en permanence les éléments objectifs établissant les faits scientifiques ou historiques, justifiant les diverses théories ou politiques élaborées à partir de ces faits. On ne peut s’en tenir à la position irréfléchie et improvisée de 34 historiens français qui eurent ce que le philosophe Paul Thibaud, alors directeur de la revue Esprit, appela "un réflexe de cordon sanitaire" ; ils proclamèrent leur refus de débattre :
 "Il ne faut pas se demander comment, techniquement, un tel meurtre de masse a été possible. Il a été techniquement possible puisqu’il a eu lieu. [...] Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de débat sur l’existence des chambres à gaz." (Le Monde, 21 février 1979).
  Plusieurs d’entre eux s'opposèrent par la suite à cet "article Gayssot", et aucun des historiens français alors spécialistes de la Seconde guerre mondiale : Henri Amouroux, Henri Michel, René Rémond, n'avait signé cette proclamation. Le linguiste Noam Chomsky rappela, à Ce soir ou jamais (31 mai 2010), les raisons pour lesquelles il défendait en 1980, par une préface remarquée au Mémoire en défense de Robert Faurisson, sa conception radicale de la liberté d'expression.

   Le philosophe Jean-François Lyotard (1924-1998) posait cette " question de méthode " :
" Comment savoir que l’adversaire est de mauvaise foi, tant qu’on n’a pas cherché à le convaincre et qu’il n’a pas manifesté par sa conduite son mépris des règles scientifiques ? " (Le Différend, Paris : Minuit, 1983, paragraphe 34).
La « Gayssot attitude » rencontra l’opposition, répétée deux fois, du Sénat ; cette loi du 13 juillet 1990, longtemps non contrôlée à par le Conseil constitutionnel [2], fut déplorée par la majorité des historiens et des juristes, de même que l’ensemble des lois ou résolutions mémorielles : reconnaissance du génocide arménien par la loi du  29 janvier 2001loi Taubira sur l'esclavage du 21 mai 2001 et  loi du 23 février 2005 sur la colonisation.


Appel du 12 décembre 2005 de "Liberté pour l’histoire" :
  " Émus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l’appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants : L’histoire n’est pas une religion. L’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant. L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique. L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui. L’histoire n’est pas la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas. L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire. C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives - notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 - ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites. Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. "

   Les signataires de cet appel : " Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. " http://www.lph-asso.fr/

   Parce que pris sous le coup de l’émotion exploitée politiquement de la profanation du cimetière juif de Carpentras (nuit du 8 au 9 mai 1990), Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits, déplora cet article Gayssot :
« Certains objectent que si c'est bien l'histoire qui fait la vérité et si ce n'est pas à la loi de l'imposer, certains propos vont trop loin et il ne faut pas permettre de les exprimer. Mais c'est glisser insensiblement vers le délit politique et vers le délit d'opinion. [... ] Sur le principe, l'article 24 bis représente, à mon avis, une très grave erreur politique et juridique. Il constitue en réalité une loi de circonstance, et je le regrette beaucoup. Une année s'est écoulée. Nous ne sommes pas à un mois des événements de Carpentras. [... ] Il est parfaitement clair que l'institution d'un délit de révisionnisme a fait régresser notre législation, car c'est un pas vers le délit d'opinion. Cela a fait régresser l'histoire parce que cela revient à poser que celle-ci peut-être contestée. Je suis contre le délit de révisionnisme, parce que je suis pour le droit et pour l’histoire, et que le délit de révisionnisme fait reculer le droit et affaiblit l’histoire ». [Assemblée Nationale, IXe législature, troisième séance du 21 juin 1991].
  Le 7 octobre 1996, l’Académie des Sciences Morales et Politiques, à l’unanimité, souhaita que l’on revienne sur cette disposition (Le Figaro, 18 octobre 1996). Plusieurs juristes français exprimèrent rapidement réticences et inquiétudes face à une disposition d’inspiration totalitaire, comme le souligna Noam Chomsky sur France 3. Selon François Terré, professeur agrégé de philosophie du droit à Paris-II,
« En érigeant le révisionnisme - lequel est aberrant - en infraction pénale, on porte atteinte : a) à la Déclaration de 1789 : " Nul ne doit être inquiété pour ses opinions [...] " b) à la libre recherche scientifique, consacrée par les lois de la République, et dont la liberté d’expression est une illustration [en fait : la source]. » (Le Figaro, 29 juin 1990, page 2)
L’historien de la littérature russe Georges Nivat (ENS-Ulm), contacté au sujet de " La littérature témoin de l'inhumain ", son article dans l'Encyclopaedia Universalis, écrivit : « Je n’approuve pas la loi qui institue un délit de contre-vérité historique » (communication personnelle).

   Les procès contre Robert Faurisson, puis des affaires récentes ont montré que cette disposition est devenue, sous couvert de lutte contre l’antisémitisme, la clef de voûte de la police de la parole. Mais en assimilant le révisionnisme historique à une intifada, puis en cherchant des soutiens du côté des islamistes, Faurisson s'était, il me semble, complètement déconsidéré ; cependant le problème de la liberté de la recherche historique demeure entier.

  Dans une décision Garaudy du 24 juin 2003, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considéra que " la contestation des crimes contre l'humanité [commis pendant la seconde Guerre mondiale] apparaît comme l'une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d'incitation à la haine à leur égard. La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public. " Mais il est bien loin d'être certain que ce privilège d'incontestabilité accordé à ce point de l'histoire soit de nature à contrer efficacement l'antisémitisme.

   Les condamnations (T.G.I., puis appel) du député européen Bruno Gollnisch ont été cassées sans renvoi par arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation le 23 juin 2009 ; les propos imputés par la citation du procureur Richaud à Bruno Gollnisch :
« l’existence des chambres à gaz, c’est aux historiens d’en discuter…moi je ne nie pas les chambres à gaz homicides mais la discussion doit rester libre….je pense que sur le drame concentrationnaire, la discussion doit rester libre. »
 - ne constituent donc pas, pour cette Cour, le délit de contestation d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité.


§ D / 1  Rares, hélas, sont ceux qui comprennent que la liberté d’expression est constitutionnellement la première des libertés, la liberté étant le premier des quatre droits fondamentaux de 1789, et que le principe d’attribution de ces droits est l’égalité.


La liberté d’expression doit donc valoir pour tous et pour tous les sujets, sinon elle se réduit à un simple privilège de classe ou de caste. La démocratie n’est ni « Ferme ta gueule », ni « Cause toujours », mais cet esprit d'abord socratique puis voltairien qui fait suivre le désaccord d’une argumentation, d’une réfutation si nécessaire :
  « En général, il est de droit naturel de se servir de sa plume comme de sa langue, à ses périls, risques et fortune. Je connais beaucoup de livres qui ont ennuyé, je n’en connais point qui aient fait de mal réel. [...] Mais, paraît-il parmi vous quelque livre nouveau dont les idées choquent un peu les vôtres (supposé que vous ayez des idées), ou dont l’auteur soit d’un parti contraire à votre faction, ou, qui pis est, dont l’auteur ne soit d’aucun parti : alors vous criez au feu ; c’est un bruit, un scandale, un vacarme universel dans votre petit coin de terre. Voilà un homme abominable, qui a imprimé que si nous n’avions point de mains, nous ne pourrions faire des bas ni des souliers [Helvétius, De l’Esprit, I, 1] : quel blasphème ! Les dévotes crient, les docteurs fourrés s’assemblent, les alarmes se multiplient de collège en collège, de maison en maison ; des corps entiers sont en mouvement et pourquoi ? Pour cinq ou six pages dont il n’est plus question au bout de trois mois. Un livre vous déplaît-il, réfutez-le ; vous ennuie-t-il, ne le lisez pas. » Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, article « Liberté d’imprimer ».
   Il faudrait rétablir une " liberté d’expression globale ", comme le souhaita le fondateur d’Agora Vox au forum  Liberté de la presse et concentration dans les médias, site du Nouvel Obs, 21 février 2007 : Question [la mienne en fait] : « " L’omerta autour du 11 septembre 2001 est un autre cas intéressant à étudier " [réponse de Revelli à une question précédente] Parleriez-vous aussi d’omerta autour de l’Holocauste ? » 
Réponse de Carlo Revelli : « Je ne pense pas que j’associerais ces deux termes entre eux... En revanche, je pense que le fait qu’on puisse mal discuter de l’Holocauste tend à favoriser l’essor "underground" des thèses négationnistes. Je suis pour une liberté d’expression globale. »

§ D / 2 Petit dialogue dans Répliques (émission produite par Alain Finkielkraut) du 6 juillet 2002, sur France Culture :
Élisabeth Lévy à BHL : Je sais que vous connaissez Alain Finkielkraut, vous ne pouvez pas le soupçonner je crois de complaisance à l'antisémitisme [...] vous répétez "Renaud Camus est un fieffé antisémite", pourquoi, BHL, ne vous êtes-vous pas demandé, à aucun moment : mais si AF le soutient, peut-être que je peux me tromper ?
BHL : A ce compte là, il y a dix ans, j'aurais dû me dire : attention, si Noam Chomsky préface Faurisson,
BHL : alors je devrais ... Noam Chomsky est un grand intellectuel [...] j'aurais dû me demander, me poser la question : tiens ! tiens ! tiens ! si Chomsky préface Faurisson, c'est peut-être qu'il y a un noyau ...
ÉL : excusez-moi, c'est pas exactement la même chose, mais non ...
ÉL : Vous n'avez pas le moindre doute, c'est ça que je veux dire.
BHL : Comment voulez-vous que j'ai des doutes ? On est dans un univers bizarre, voilà un type, RC, qui arrive et qui dans un Journal d'abord, compte les juifs de France Culture.
Ce jour-là, à Répliques, il y en avait trois sur trois ... L'interdit sur le révisionnisme verrouille les débats, cloue le bec à Élisabeth Lévy elle-même ; c'est l'argument ad Faurissonem ; si on a le droit de juger sans examiner dans l'affaire Faurisson, droit accordé par la correction politique, on l'a donc aussi chaque fois que l'on est moralement indigné... 

   À la question de Montaigne : « Est-il chose qu’on vous propose pour l’avouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considérer comme ambiguë ? » (Essais, II, xii, page 503 de l’édition PUF/Villey),
Kant répondait : « Chacun est, qu’il le veuille ou non, forcé de croire à un fait tout autant qu’à une démonstration mathématique, pourvu que ce fait soit suffisamment avéré. » Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786) ; traduction Pierre Jalabert, in Œuvres philosophiques, tome 2, Paris : Gallimard, 1985, collection "Bibliothèque de la Pléiade".
D’où l'exigence de pouvoir examiner librement si le fait est, ou non, avéré. " Ma créance [croyance] ne se manie pas à coups de poing ", osa Montaigne (Essais, III, xi). À défaut de ce libre examen, on porte tort, comme le nota, avant Sigmund Freud, John Stuart Mill, au développement mental de ceux que l’on intimide par la crainte de l’hérésie (On Liberty, chapitre II, « Of the Liberty of Thought and Discussion », 1859). Il y a là un interdit public, de type religieux, archaïque, défavorable à la fonction intellectuelle, et contraire, par son aspect religieux, à la laïcité, prise sous son angle essentiel de la liberté de conscience.


§ D / 3 L'hebdomadaire Rivarol fut condamné en Cour d'appel de Paris le 21 janvier 2009 pour "contestations de crimes contre l'humanité", pour un entretien avec Jean-Marie Le Pen qui estimait que l'occupation allemande n'avait pas "été particulièrement inhumaine" (a). Rivarol souleva alors une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). "Tout a été dit sur le caractère liberticide de cette loi, selon le conseil de M. Le Pen, Bruno Le Griel, rappelant que la Cour de cassation avait invalidé, en juin 2009, la condamnation de Bruno Gollnisch. Intervenant pour la Fédération nationale des déportés, Arnaud Lyon-Caen jugea que la question n'était pas sérieuse car il était " inconcevable que le Conseil constitutionnel abroge la loi Gayssot ", rappelant que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) avait décidé qu'elle ne portait pas atteinte à la liberté d'expression. Pour lever "les divisions et les doutes", l'avocate générale Anne-Marie Batut demanda, sans succès, que cette question soit transmise au Conseil constitutionnel. La condamnation de Rivarol devint définitive après le rejet, en juin 2013, de son pourvoi en cassation.

a.
« En France, du moins, l’occupation allemande n’a pas été particulièrement inhumaine, même s’il y eut des bavures, inévitables dans un pays de 550 000 kilomètres carrés […]. Il y a donc une insupportable chape de plomb qui pèse depuis des décennies sur tous ces sujets et qui, comme vous le dites, va en effet être réactivée cette année […]. Mais le plus insupportable à mes yeux, c’est l’injustice de la justice […]. Ce n’est pas seulement de l’Union européenne et du mondialisme que nous devons délivrer notre pays, c’est aussi des mensonges sur son histoire, mensonges protégés par des mesures d’exception. D’où notre volonté constante d’abroger toutes les lois liberticides, Pleven, Gayssot, Lellouche, Perben II. Car un pays et un peuple ne peuvent rester ou devenir libres s’ils n’ont pas le droit à la vérité dans tous les domaines. Et cela quoi qu’il en coûte ».
Je peux donner un témoignage personnel : mes parents, instituteurs dans une école occupée de l'Eure, m'ont toujours dit qu'ils avaient pu compléter leur maigre ordinaire grâce à un cuisinier fridolin anti-Hitler, les paysans du coin étant surtout préoccupés des activités et gros revenus du "marché noir", et leur proposant seulement ce dont " les cochons ne voulaient plus ".

E /  Par la loi mémorielle du 29 janvier 2001, la France reconnut le "génocide arménien", et une proposition de loi de Valérie Boyer (réélue députée UMP de Marseille) demanda d'instaurer la répression pénale de sa contestation ; proposition, adoptée par l'Assemblée nationale le 22 décembre 2011 et par le Sénat ; mais le Conseil constitutionnel déclara cette loi Boyer contraire à la Constitution (2012-647 DC) :

6. Considérant qu'une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi ; que, toutefois, l'article 1er de la loi déférée réprime la contestation ou la minimisation de l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide « reconnus comme tels par la loi française » ; qu'en réprimant ainsi la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes qu'il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication ; que, dès lors, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, l'article 1er de la loi déférée doit être déclaré contraire à la Constitution ; que son article 2, qui n'en est pas séparable, doit être également déclaré contraire à la Constitution, 
D É C I D E :

Article 1er.- La loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi est contraire à la Constitution. 
Article 2.-La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 février 2012, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Valéry GISCARD d'ESTAING et Pierre STEINMETZ.

En juillet 2012, François Hollande annonce sa recherche d'une telle loi, contre l'avis de son ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius. Le 14 octobre 2014, l'infatigable Valérie Boyer déposa une nouvelle proposition de loi N° 2276 visant à " réprimer la négation des génocides et des crimes contre l’humanité du XXème siècle" ; ce texte est venu en discussion en séance publique les 1ère, 2e et 3e séances du jeudi 3 décembre 2015. Mais rejet de cette ppl par la Commission des lois le 25 novembre 2015. Voir le rapport de Valérie Boyer. et, plus haut, les développements avec le PjL Égalité et citoyenneté.

NOTES

[1] Dans la revue Commentaire, n° 80, hiver l997-98, les historiens Ernst Nolte et François Furet s’accordaient sur la légitimité de ce débat. Leur correspondance fut publiée sous le titre Fascisme et communisme (Paris : Plon, 1998 ; Hachette Littératures, collection Pluriel, n° 971, 2000).

Le 5 septembre 1996, Nolte écrivit à Furet :

Ernst Nolte, 1923-2016

« Il faut répondre aux arguments révisionnistes par des arguments et non en engageant des procès. [...] Je me sens provoqué par [le révisionnisme], et je ne me vois pourtant pas m’associer à ceux qui veulent mobiliser les procureurs et la police contre lui. [...] Je considère comme fondamentalement fausse l’affirmation selon laquelle, si l’essentiel est incontestable, aucune affirmation particulière n’aurait plus besoin d’examen, et tous les doutes ne pourraient provenir que d’intentions mauvaises. Je crois qu’on menace, au contraire, le noyau de la chose, lorsque on veut soustraire l’écorce à la discussion. Non pas certes le caractère factuel de ce noyau, mais le rang et l’importance qu’on lui accorde. »

Ce à quoi François Furet répondit, le 30 septembre 1996 :

François Furet, 1926-1997

« Rien n’est pire que de vouloir bloquer la marche du savoir, sous quelque prétexte que ce soit, même avec les meilleures intentions du monde. C’est d’ailleurs une attitude qui n’est pas tenable à la longue, et qui risquerait d’aboutir à des résultats inverses de ceux qu’elle prétend rechercher. C’est pourquoi je partage votre hostilité au traitement législatif ou autoritaire des questions historiques. L’Holocauste fait hélas partie de l’histoire du XXe siècle européen. Il doit d’autant moins faire l’objet d’un interdit préalable que bien des éléments en restent mystérieux et que l’historiographie sur le sujet n’en est qu’à son commencement. »

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   Dans leurs Mémoires, ni Winston Churchill, ni Charles de Gaulle, ni Dwight D. Eisenhower, ni le maréchal Guéorgui K. Joukov, ne mentionnèrent ces chambres à gaz nazies. Par ailleurs, les tenants de cet " article Gayssot " restent partagés entre ceux qui disent qu’il y a abondance de preuves et ceux qui prétendent que toutes les preuves ont été effacées ; il faudrait choisir ...

[2] Les professeurs de droit public Pierre Avril, Olivier Duhamel et Jean Gicquel s'étonnaient que cette "loi Gayssot" n’ait pas subi de contrôle de constitutionnalité. (Le Monde, 15-16 juillet 1990 ; Pouvoirs, n° 56, 1991.) Certains parlementaires firent alors état d’une intimidation qui les en aurait dissuadé.

Le 27 juillet 1990, Alain ROLLAT écrivit dans Le Monde : « Voilà un texte, qui, d’un point de vue strictement juridique, soulève une question fondamentale, au regard de la liberté d’opinion et d’expression, puisqu’il voue aux Tribunaux, en visant les prétendus historiens “révisionnistes”, les citoyens “qui auront contesté l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité. Or, faute de saisine du Conseil Constitutionnel, cette question ne sera pas tranchée. Sauf peut-être si, un jour, quelque avocat avisé se tourne vers les institutions européennes pour pallier cette anomalie. »
On a vu plus haut que le Conseil constitutionnel présidé par Jean-Louis Debré trancha, le 8 janvier 2016, dans le sens de la conformité.