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dimanche 13 août 2023

NOTES SUR LE MARXISME (2/2)

SUITE DE :



VII - LE MARXISME, QUALIFIÉ OU MÉTAPHORISÉ
VIII – QUELQUES FORMULES DE KARL MARX (1818-1883) ET FRIEDRICH ENGELS (1820-1895)
IX - LES COMMUNISTES
X - CRITIQUE POST-NIETZCHÉENNE
XI - NI MARX NI JÉSUS
XII - LA RUSSIE ET SES SAVANTS :


VII - LE MARXISME, QUALIFIÉ OU MÉTAPHORISÉ:


Illogisme qui est érigé en méthode suprême (Jean Grenier ; on peut en dire autant de la théologie classique)
Philosophie qualitativement différente de tous les systèmes antérieurs (Andreï Jdanov)
Une doctrine d’accusation dont la dialectique ne triomphe que dans l’univers des procès (Albert Camus)
Un idéalisme volontariste (Georg Lukács)

L’indépassable philosophie de notre temps (Jean-Paul Sartre)
La tentative la plus radicale pour éclairer le processus historique dans sa totalité (Jean-Paul Sartre)

Une pratique (nouvelle) de la philosophie (Louis Althusser)
Un monument d’intelligence et de méthode d’analyse concrète (Louis Althusser, Situation politique : analyse concrète ?)

La plus puissante des idéologies scientistes du XIXe siècle (Jacques Monod)
La forme la plus dangereuse de l’historicisme (Karl Popper)
Un répertoire de slogans servant à organiser des intérêts variés (Leszek Kołakowski, 1978)
Une forme de positivisme et de scientisme (Michel Henry)
La seule synthèse totalisante de type scientiste à rester vivante (Raymond Boudon)
Une forme de mise en application de la mystique politique de Hegel (Manuel de Dieguez)
Un subjectivisme collectif (Dominique Janicaud)
L’origine des plus incroyables déraillements intellectuels en Occident (Nicolas Tenzer, 1997)
Un système philosophique qui récuse, du fait de ses principes matérialistes, la liberté de l’homme en insistant sur sa dépendance matérielle (Jean-François Mattéi, 1999)

Le fruit de tout le développement historique de la science (Maurice Thorez)
Un opium du peuple (Simone Weil, Bernard-Henri Lévy)
Une théologie (Jean Grenier)
La vieillesse du monde (Gabriel Matzneff)
Une migration de l’esprit (Jean-Toussaint Desanti)
Une rude école de cynisme (Philippe Némo, 1991)
Une religion de salut terrestre (Luc Ferry, 1996)
L’école de l’obscurantisme moderne (Michel Habib-Deloncle)


VIII – Quelques formules de Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895) :
1844 MARX : « La religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. » Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, Introduction, 1844.
« L’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes, il faut que la force matérielle soit renversée par une force matérielle, mais la théorie aussi devient une force matérielle, dès qu’elle saisit les masses. La théorie est capable de saisir les masses dès qu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les choses à la racine. Or, la racine pour l’homme, c’est l’homme lui-même. [...] l'homme est l'être suprême pour l'homme. » Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, Introduction, 1844.

« La grande action de [Ludwig] Feuerbach est : 1° d’avoir démontré que la philosophie n’est rien d’autre que la religion mise sous forme d’idées et développée par la pensée ; qu’elle n’est qu’une autre forme et un autre mode d’existence de l’aliénation de l’homme ; donc qu’elle est tout aussi condamnable ». Manuscrits de 1844, III, " Sur la dialectique de Hegel ".

« Les droits de l’homme, distincts des droits du citoyen, ne sont que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté.[…] Ne cherchons pas le secret du juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le juif réel. Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du juif ? Le trafic. Quel est son dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même. Une organisation sociale qui supprimerait les conditions nécessaires du trafic, par suite la possibilité du trafic, rendrait le juif impossible. La conscience religieuse du juif s’évanouirait, telle une vapeur insipide, dans l’atmosphère véritable de la société. […] La nationalité chimérique du juif est la nationalité du commerçant, de l’homme d’argent. »
La Question juive, I-II, 1844.

« Le salaire est déterminé par la lutte ouverte entre capitaliste et ouvrier. Nécessité de la victoire pour le capitalisme. Le capitaliste peut vivre plus longtemps sans l’ouvrier que l’ouvrier sans le capitaliste.[…] L’ouvrier n’a le sentiment d’être lui-même qu’en dehors du travail. »
Manuscrits de 1844, I.

1845 MARX « La philosophie et l’étude du monde réel sont dans le même rapport que l’onanisme et l’amour sexuel. »
L’Idéologie allemande, 1845, " Le concile de Leipzig – III Saint Max ".

« Après que la famille terrestre a été découverte comme le mystère de la sainte famille, il faut que la première soit elle-même anéantie en théorie et en pratique. […] Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde. Ce qui importe, c’est de le transformer. »
L’Idéologie allemande, 1845, "Thèses sur Feuerbach", 4 et 11.
Commentaire de Karl Jaspers : " La pensée politique totalitaire a reproché aux philosophes de s'être bornés à interpréter diversement le monde alors qu'il s'agit de le transformer. " (Introduction à la philosophie, I).

1848 MARX ET ENGELS : « I :L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes [Die Geschichte aller bisherigen Gesellschaft ist die Geschichte von Klassenkämpfen.] (1). […]
II : Le bourgeois voit en sa femme un simple instrument de production. Il entend dire que les instruments de production seront exploités collectivement, et ne peut naturellement rien penser d’autre que les femmes n’aient également pour lot d’être mises en commun. […]
III, 1 : Rien n’est plus facile que de donner à l’ascétisme chrétien un vernis socialiste. Le christianisme ne s’est-il pas élevé lui aussi contre la propriété privée, contre le mariage, contre l’État ? N’a-t-il pas prêché à leur place la charité et la mendicité, le célibat et la mortification de la chair, la vie monastique et l’Église ? Le socialisme chrétien n’est que de l’eau bénite avec laquelle le prêtre consacre la rancune des aristocrates.[…]
IV : Les communistes […] expliquent ouvertement que leurs objectifs ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout ordre social passé. Que les classes dominantes tremblent devant une révolution communiste. Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. »
Manifeste du parti communiste, 1848. [Manifest der Kommunistischen Partei]

1. Cf François Guizot, " Le troisième grand résultat de l’affranchissement des communes, c’est la lutte des classes, lutte qui constitue le fait même, et remplit l’histoire moderne. L’Europe moderne est née de la lutte des diverses classes de la société. " (Histoire générale de la civilisation en Europe, 1828, 7e leçon.).
Et Nietzsche : Fragments posthumes, M III 4b, printemps-été 1883 : 7[191] : " Parmi les facteurs les plus puissants du développement d’un État : non seulement la lutte avec les peuples voisins et le développement de sa capacité de défense, mais aussi la concurrence des membres d’une classe, et la concurrence des classes elles-mêmes. "



« Les communistes peuvent résumer leur théorie en cette seule expression : abolition [Aufhebung] de la propriété privée. [In diesem Sinn können die Kommunisten ihre Theorie in dem einen Ausdruck: Aufhebung des Privat-Eigenthums zusammenfassen.] »
Manifeste du parti communiste, II, 1848. Repris en dernier lieu par Frédéric Lordon :
Pour en finir avec le salariat comme rapport de chantage, il faut en finir avec la propriété lucrative des moyens de production, or cette propriété est sanctuarisée dans les textes constitutionnels. Pour en finir avec l’empire du capital, qui est un empire constitutionnalisé, il faut refaire une Constitution. Une Constitution qui abolisse la propriété privée des moyens de production et institue la propriété d’usage. « Il faut cesser de dire ce que nous ne voulons pas pour commencer à dire ce que nous voulons » 14 avril 2016 / Entretien avec Frédéric Lordon 

1857 MARX :

« Il est possible que je me sois mis dans l'embarras. Mais avec un peu de dialectique, on s’en tirera toujours. J’ai naturellement donné à mes considérations une forme telle qu’en cas d'erreur, j’aurais encore raison. [Es ist möglich, daß ich mich blamiere. Indes ist dann immer mit einiger Dialektik zu helfen. Ich habe natürlich meine Aufstellungen so gehalten, daß ich im umgekehrten Fall auch Recht habe]. »
Karl Marx, lettre à Friedrich Engels, 15 août 1857.
La probité marxiste...

1859 MARX : « Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience (1). […] L’humanité ne se propose jamais que les tâches qu’elle peut remplir. »
Karl Marx, Critique de l’économie politique, 1859, Avant-propos.
1. Formule très souvent citée.

1869 ENGELS : « C'est un bien curieux Urning [le petit livre Argonauticus de Karl Heinrich Ulrichs] que tu m'as envoyé. Ce sont là des révélations tout à fait contre nature. Les pédérastes se mettent à se compter et ils trouvent qu'ils constituent une puissance [Macht] dans l'État. Il ne manque plus que l'organisation, mais il apparaît d'après ceci qu'elle existe déjà en secret. Et comme ils comptent déjà des hommes importants dans tous les vieux, et même les nouveaux partis, de Rösing à Schweitzer, la victoire ne peut leur échapper. "Guerre aux cons, paix aux trous-de-cul" [en français dans le texte], dira-t-on dorénavant (1). C'est encore une chance que nous soyons personnellement trop vieux pour avoir à craindre de payer un tribut de notre corps à la victoire de ce parti. Mais la jeune génération ! Soit dit en passant, il n'y a qu'en Allemagne qu'un type pareil peut se manifester, transformer la cochonnerie en théorie, et inviter : introite [entrez, en latin] etc. Malheureusement il n'a pas encore le courage d'avouer ouvertement qu'il est comme ça, et doit toujours opérer coram publico [devant le public] en tant que "du devant", sinon "de l'intérieur du devant", comme il l'a dit une fois dans un lapsus. Mais attends seulement que le nouveau Code pénal de l'Allemagne du Nord reconnaisse les droits du cul [en français dans le texte], et il en sera tout autrement. Nous autres pauvres gens du devant, au goût infantile pour les femmes, nous trouverons alors dans une assez mauvaise situation. Si le Schweitzer devait avoir besoin de quelque chose, ce serait de se faire révéler, par cet étrange honnête homme, les données particulières sur les pédérastes hauts placés ; en tant que confrère cela ne devrait pas lui être difficile. »
Lettre à Karl Marx, Manchester [Angleterre], 22 juin 1869, in Marx Engels Werke, Berlin, 1965, tome 32, pages 324-325 [traduit par Cl. C. ; l’année précédente apparaissait le mot allemand Homosexualität].
1. Allusion à la formule de Nicolas de Chamfort : « Guerre aux châteaux ! Paix aux chaumières ! »

* * * * *

MARX : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c’est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. [Eine Spinne verrichtet Operationen, die denen des Webers ähneln, und eine Biene beschämt durch den Bau ihrer Wachszellen manchen menschlichen Baumeister. Was aber von vornherein den schlechtesten Baumeister vor der besten Biene auszeichnet, ist, daß er die Zelle in seinem Kopf gebaut hat, bevor er siein Wachs baut. Am Ende des Arbeitsprozesses kommt ein Resultat heraus, das beim Beginn desselben schon in der Vorstellung des Arbeiters, also schon ideell vorhanden war.]»
Le Capital, 1867, I,iii, 5, 1.
Expression fort maladroite en regard de la belle remarque de Frédéric Nietzsche : « En tant que génie de l’architecture, l’homme surpasse de beaucoup l’abeille: celle-ci construit avec la cire qu’elle récolte dans la nature, l’homme avec la matière bien plus fragile des concepts qu’il est obligé de fabriquer par ses seuls moyens. » (Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873, 1).

« Toute action humaine peut être envisagée comme une abstention de son contraire. »
Le Capital, XXIV, iii.

« Quand, avec le développement diversifié des individus, leurs forces productives auront augmenté elles aussi, et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec force – alors seulement l’horizon étroit du droit bourgeois pourra être totalement dépassé, et la société pourra écrire sur son drapeau: De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins! »
Critique du programme de Gotha, I, 3. [Cf Actes des apôtres, IV, 32, 34-35 : dividebatur autem singulis, prout cuique opus erat]

1884 ENGELS : « L’avilissement des femmes [dans la prostitution] eut sa revanche dans celui des hommes et les [les Grecs anciens] avilit jusqu’à les faire tomber dans la pratique répugnante de l’amour des garçons et se déshonorer eux-mêmes en déshonorant leurs dieux par le mythe de Ganymède. […] L’amour sexuel, dans notre sens, était si bien chose indifférente au vieil Anacréon, le poète classique [grec] de l’amour dans l’Antiquité, que le sexe même de l’être aimé lui était indifférent. »
L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, " La famille ", [1884].

1885 ENGELS « Les gens qui se sont vantés d’avoir fait une révolution ont toujours vu, le lendemain, qu’ils ne savaient point ce qu’ils faisaient ; que la révolution faite ne ressemblait pas du tout à celle qu’ils avaient voulu faire. C’est ce que Hegel appelle ironie de l’histoire … Pour moi, la chose importante est que l’impulsion en Russie soit donnée, que la révolution éclate. […] le 1789 une fois lancé, le 1793 ne tardera pas à suivre … »
Lettre à Véra Zassoulitch, 23 avril 1885, cité dans " Études de Marxologie ", Économies et Sociétés, S, n° 28-29, 1991. [Véra Zassoulitch (1850-1919), militante politique russe, d’abord marxiste, puis ralliée au menchévisme ; elle désapprouva la révolution d’octobre 1917.]

« Zéro est plus riche de contenu que tout autre nombre. Placé à la droite de tout autre nombre dans notre système de numération, il décuple sa valeur. […] Il est donc dans la nature du zéro lui-même qu’il soit employé de cette façon, que seul il puisse être utilisé ainsi. »
Dialectique de la nature [publié en 1925 ; Ce n’est pas le zéro en tant que tel qui donne sa valeur au 2 de 20, mais la position du 2; comme dans 23.].


IX - LES COMMUNISTES :

KANAPA : « Léon Blum, qui construit le monde À l’échelle humaine affirme d’une plume amoureuse la communauté de vues et de buts du socialisme et du Vatican, comme si l’un des thèmes fondamentaux du marxisme n’était pas justement que la religion est l’étouffoir de l’homme ! […] Le marxisme fait de la philosophie tout autre chose qu’un "refus" : une arme d’émancipation humaine – de la connaissance tout autre chose qu’un "rêve du monde" et une effusion mystique : une conquête acharnée du réel. »
Jean Kanapa (1921-1978), L’Existentialisme n’est pas un humanisme, 1947.

ALTHUSSER :
« Je ne sais pas si l'humanité connaîtra jamais le communisme, cette vue eschatologique de Marx. [...] La seule définition possible du communisme – s’il doit un jour exister dans le monde –, c’est l’absence de rapports marchands, donc de rapports [1] d’exploitation de classe et [2] de domination d’État. »
Louis Althusser (1918-1990), L’Avenir dure longtemps suivie de Les faits, XVIII, Paris : Stock, 1992.  Réédité en 2013 par Flammarion dans la collection Champs-essais.

Critique nietzschéenne :

1886 « De nos jours on s’exalte partout, fût-ce en invoquant la science, sur l’état futur de la société où " le caractère profiteur " n’existera plus : de tels mots sonnent à mes oreilles comme si on promettait d’inventer une forme de vie qui s’abstiendrait volontairement de toute fonction organique. L’ "exploitation" [Ausbeutung] n’est pas le propre d’une société vicieuse ou d’une société imparfaite et primitive : elle appartient à l’essence du vivant dont elle constitue une fonction organique primordiale, elle est très exactement une suite de la volonté de puissance, qui est la volonté de la vie. – À supposer que cette théorie soit nouvelle, en tant que réalité c’est le fait premier de toute l’histoire : ayons donc l’honnêteté de le reconnaître ! – » (Par-delà Bien et Mal, 1886, IX, § 259).

Voir aussi ma page Index Nietzsche et les socialistes


X - CRITIQUE POST-NIETZCHÉENNE : 

LUXEMBOURG : « Le remède trouvé par Lénine et Trotsky, la suppression de la démocratie en général, est encore pire que le mal qu’il doit maîtriser. »
Rosa Luxemburg, La Révolution russe, IV.

ROLLAND : « Croyez-vous que le devoir actuel de l’artiste, du savant, de l’homme de pensée, soit de s’engager, comme en 1914 dans l’armée du Droit, en 1922 dans celle de la Révolution ? – ou bien ne vous semble-t-il pas que la meilleure façon de servir la cause humaine et la Révolution même, c’est de garder l’intégrité de votre pensée libre, – fût-ce contre la Révolution, si elle ne comprenait pas ce besoin vital de liberté ! »
Romain Rolland (1866-1944), Lettre à Henri Barbusse, Art libre, février 1922.


1931 KEYNES :
Merci à Stan Korst

WEIL : " L'homme ne peut supporter d'être seul à vouloir le bien. Il lui faut un allié tout-puissant. Si cet allié n'est pas esprit, il sera matière. Il s'agit simplement de deux expressions différentes de la même pensée fondamentale. Seulement la seconde expression est défectueuse. C'est une religion mal construite. Mais c'est une religion. Il n'est donc pas étonnant que le marxisme ait toujours eu un caractère religieux. Il a en commun avec les formes de vie religieuse les plus âprement combattues par Marx un grand nombre de choses, et notamment d'avoir été fréquemment utilisé, pour citer la formule de Marx, comme opium du peuple. Mais c'est une religion sans mystique, au vrai sens de ce mot. " (Simone Weil, Oppression et liberté, Fragments Londres, 1943, II, Paris : Gallimard, 1955).

HALÉVY/SUARÈS : « En raison de l’effondrement anarchique, de la disparition totale de l’État, un groupe d’hommes armés, animés par une foi commune, a décrété qu’il était l’État : le soviétisme, sous cette forme, est, à la lettre, un "fascisme" […] L’idéologie révolutionnaire est tyrannique intellectuellement avant de l’être socialement. » 
Élie Halévy, « L’Ère des tyrannies », Bulletin de la Société française de philosophie, octobre-décembre 1936 [Séance du 28 novembre 1936]. À rapprocher de Julien Green : « Vu [André] Suarès. Il m'a beaucoup parlé de sa situation actuelle à l'égard du communisme. Il a changé. Il trouve que le communisme et le fascisme en sont venus à se ressembler trop pour qu'un esprit libre puisse se rallier à l'une ou l'autre de ces doctrines. » (Journal intégral 1919-1940, 21 décembre 1936, Paris : Robert Laffont, 2019).
ARON/BAVEREZ : « Aron était adolescent durant la Grande Guerre. Acquis au socialisme et au pacifisme, il comprit la nature et le danger du nazisme durant son séjour en Allemagne, face à 1' agonie de la république de Weimar et fut l'un des premiers, aux côtés d'Élie Halévy, à effectuer dès la seconde moitié des années 1930 une comparaison entre le stalinisme et l'hitlérisme. » (Préface de Nicolas Baverez aux Mémoires de Raymond Aron, Paris : Robert Laffont, 2010).


WAHL : « MATÉRIALISME DIALECTIQUE

Deux beaux mots. Le premier fait appel à une forme de l’entendement révolutionnaire, à l’instinct de "honte arborée", et le deuxième à l’orgueil. De sorte que le snobisme à rebours et le rebours tout court trouvent à la fois leur compte. Mon premier est ce qu’il y a de plus bas. Mon second est ce qu’il y a de plus haut. Reste à savoir si mon tout n’est pas un attrape-nigauds. »
Jean Wahl, "Satire", Nouvelle Revue Française, juin 1938.

RUSSELL : « Beaucoup de mes amis espérèrent en l’Union soviétique, mais quand je m’y rendis en 1920, je ne trouvai rien que je puisse aimer ou admirer. […] Les marxistes s’intéressent à la philosophie comme effet, mais ne la reconnaissent pas comme cause. Cependant il est évident que toute philosophie importante est les deux. » 
Bertrand Russell, « My mental development [1943] », The Philosophy of Bertrand Russell, Evanston (Illinois) : The Library of Living philosophers, 1946.

CAMUS : « La volonté marxiste de supprimer la dégradante opposition du travail intellectuel au travail manuel a buté contre les nécessités de la production que [Karl] Marx exaltait ailleurs. […] Le marxisme n’est pas scientifique ; il est, au mieux, scientiste. […] La raison ne se prêche pas, ou si elle prêche, elle n’est plus la raison. C’est pourquoi la raison historique est une raison irrationnelle et romantique, qui rappelle parfois la systématisation de l’obsédé, l’affirmation mystique du verbe, d’autres fois. »
Albert Camus (1913-1960), L’Homme révolté, III, v, 3 (1951).

ARON : « Le prophétisme marxiste transfigure un schéma d’évolution en une histoire sacrée, dont la société sans classes marquera l’aboutissement. Il prête une importance démesurée à quelques institutions (régime de propriété, mode de fonctionnement), il fait de la planification par un État tout-puissant une étape décisive de l’histoire. L’intelligentsia tombe facilement dans ces erreurs auxquelles prédispose le conformisme de gauche. »
Raymond Aron (1905-1983), L’Opium des intellectuels, 1955, III, ix.

1970 MONOD : « Puisque, donc, la pensée est partie et reflet du mouvement universel, et puisque son mouvement est dialectique, il faut que la loi d’évolution de l’univers lui-même soit dialectique. Ce qui explique et justifie l’emploi de termes tels que contradiction, affirmation, négation, à propos de phénomènes naturels. […] Le prophétisme historiciste fondé sur le matérialisme dialectique était, dès sa naissance, lourd de toutes les menaces qui se sont, en effet, réalisées. Plus encore peut-être que les autres animismes, le matérialisme dialectique repose sur une confusion totale des catégories de valeur et de connaissance. C’est cette confusion même qui lui permet, dans un discours profondément inauthentique, de proclamer qu’il a établi " scientifiquement " les lois de l’histoire auxquelles l’homme n’aurait d’autre recours ni d’autre devoir que d’obéir, s’il ne veut entrer dans le néant. »
Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, 2, 9, Paris : Seuil, 1970..

1983 FOUCAULT : « Pendant longtemps, la philosophie, la réflexion théorique ou la "spéculation" ont eu à l’histoire un rapport distant et peut-être un peu hautain. On allait demander à la lecture d’ouvrages historiques, souvent de très bonne qualité, un matériau considéré comme "brut" et donc comme "exact" ; et il suffisait alors de le réfléchir, ou d’y réfléchir, pour lui donner un sens et une vérité qu’il ne possédait pas par lui-même. Le libre usage du travail des autres était un genre admis. Et si bien admis que nul ne songeait à cacher qu’il élaborait du travail déjà fait ; il le citait sans honte. Les choses ont changé, me semble-t-il. Peut-être à cause de ce qui s’est passé du côté du marxisme, du communisme, de l’Union soviétique. Il ne paraissait plus suffisant de faire confiance à ceux qui savaient et de penser de haut ce que d’autres avaient été voir là-bas. […] Il fallait aller chercher soi-même, pour le définir et l’élaborer, un objet historique nouveau. […] C’est un travail qu’il faut faire soi-même. Il faut aller au fond de la mine ; ça demande du temps ; ça coûte de la peine. Et quelquefois on échoue. Il y a en tout cas une chose certaine : c’est qu’on ne peut pas dans ce genre d’entreprise réfléchir sur le travail des autres et faire croire qu’on l’a effectué de ses propres mains. […] Pas de recette, guère de méthode générale. Mais des règles techniques : de documentation, de recherche, de vérification. Une éthique aussi […] respecter ces règles techniques. »
Michel Foucault, « À propos des faiseurs », Libération, 21 janvier 1983. Rapprochez Friedrich Nietzsche : « Il faut tout faire soi-même pour savoir soi-même quelque chose ; c’est dire que l’on a beaucoup à faire. » (Par-delà bien et mal, III, § 45)

MATTÉI (1941-2014) : « Dans le communisme, l’entendement guide les pulsions de l’instinct en légitimant la terreur de masse par un discours rationnel tenu au nom de l’humanité [cf aussi Robespierre]. Au lieu d’asservir, de déporter et d’exécuter au nom de la force et de la race, le parti asservit, déporte et exécute au nom du concept et de la classe, en d’autres termes, puisque le sujet communiste s’est investi de son humanité, au nom du genre humain tout entier. Cette barbarie active du communisme […] substitue à l’instinct du plus fort, dont la raison s’est retirée, la raison du plus fort, dont l’instinct s’est emparé. […] Au lieu d’interpréter le monde, pour en éprouver l’intelligibilité à partir de ses principes, la philosophie doit le transformer, c’est-à-dire faire de la philosophie elle-même un instrument de production d’un monde qui naîtra sur la destruction du monde existant. […] Ce n’est pas le Goulag, mais la mort qui rôde dans la révolution marxiste dès lors que sa philosophie de la vie transfère toute l’énergie et toute la ruse de la raison du côté de la destruction pour parvenir à son but : une humanité réconciliée abstraitement avec elle-même sur les cadavres des hommes réels que charrie avec indifférence le cours de l’Histoire. »
Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure, VI, 2, Paris : PUF, 1999.

2002 NICOLAS BAVEREZ : « L'acceptation du marxisme comme vérité scientifique et le soutien inconditionnel apporté à l'URSS sont une inconséquence politique mais plus encore une erreur scientifique et une faute morale, qui mettent au service de la terreur l'autorité symbolique de la connaissance. » (Introduction à Raymond Aron, L'Opium des intellectuels, Paris : Hachette Littératures 2002).

MALIA : « Par " Mensonge " [terme utilisé par Soljénitsyne], il faut entendre la contradiction fatale d’un universalisme que ne dictent ni la charité, ni la bienfaisance humanitaire, ni la raison naturelle, mais le principe idéologique de la "guerre des classes", ou plus exactement, d’une pseudo-guerre des classes : de fait, la  "construction du socialisme " n’a pas été une authentique lutte sociale mais un combat politique où la classe rédemptrice (ou plutôt son substitut idéologique, le Parti) prétendait éliminer toutes les classes exploiteuses (en fait, toute opposition politique). »
Martin Malia, « Nazisme et communisme : réflexions sur une comparaison », Commentaire, N° 99, automne 2002.


XI - NI MARX NI JÉSUS

« Ni Marx ni Jésus : De la seconde révolution américaine à la seconde révolution mondiale. »
Jean-François Revel [né Ricard à Marseille en 1924 - décédé le 30 avril 2006 au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne)], Paris : R. Laffont, 1970.

La formule évoque « Ni Dieu, ni maître », titre du journal créé par le marxiste Louis Auguste Blanqui (1805-1881) en novembre 1880. La faiblesse de ces formules est de ne proposer aucun « mais … » ; je dirais donc plutôt :

« Ni Marx (l’idéologie), ni Moïse, Jésus ou Mahomet (les religions), mais Socrate (la philosophie), Archimède (la science) et Mozart (la musique). »

* * * * *

Cette formule de Jean-François Revel, négation logique de « Marx ou Jésus », fut traitée par un des café-philos de Montpellier le 21 janvier 2004. Je développe ici les interventions que j’y avais faites afin d’examiner si cette formule a quelque pertinence. Proposer, envisager ou refuser un choix entre Jésus et Marx implique à la fois une certaine interchangeabilité de ces deux personnages et des différences significatives. Jésus de Nazareth et Karl Marx de Trier ont en commun un certain nombre d’aspects, relevés par divers auteurs (Frédéric Nietzsche, Dolléans, Sigmund Freud, André Gide, etc.). 


« Le socialisme est la forme qu’a prise au XIXe siècle la religiosité latente en la nature humaine […] On peut dire de cette doctrine qu’elle est la religion de l’humanité [Pierre Le Roux] ou encore la religion du prolétariat déifié [Georges Clémenceau] […] Les socialistes sont des chrétiens sans le savoir, des chrétiens qui sans doute ont perdu la douceur évangélique, mais n’ont rien oublié de l’intolérance de l’Église. […] Le vice fondamental des doctrines socialistes est de reposer sur une psychologie erronée de la nature humaine. »
Édouard Dolléans (1877-1954), « Le caractère religieux du socialisme », Revue d’économie politique, 1906. Rapprocher Leszek Kołakowski : « L’absence du corps et de la mort, l’absence de sexualité et d’agressivité, l’absence de conditions géographiques ou démographiques, bref, une interprétation qui ne voit en tous ces éléments que des facteurs purement sociaux, constitue l’une des dimensions les plus caractéristiques de l’utopie marxiste. [Marx’s ignoring of the body and physical death, sex and aggression, geography and human fertility—all of which he turns into purely social realities—is one of the most characteristic yet most neglected features of his Utopia.] » (Main Currents of Marxism (New York: Oxford University Press, XVI, 1978 : Histoire du marxisme, XVI, Paris : Fayard, 1987).


   La formule « À chacun selon ses besoins » se trouve, comme on sait, chez Karl Marx : « De chacun selon ses moyens [ou capacités], à chacun selon ses besoins ! » (Critique du programme de Gotha, I, 3), mais aussi dans le Nouveau Testament : « La multitude de ceux qui avaient foi n’était qu’un cœur et qu’une âme, et personne ne disait qu’aucun de ses biens fût à lui, au contraire ils mettaient tout en commun. […] Il n’y avait aucun indigent parmi eux. Tous ceux, en effet, qui étaient propriétaires de domaines ou de maisons les vendaient ; ils apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres ; c’était distribué selon les besoins de chacun. » (Actes des apôtres, IV, 32, 34-35 :

Un antécédent aristotélicien :

" ou, au contraire, la terre est commune et on la travaille en commun, mais les produits en seront partagés selon les besoins de chacun (on dit que des Barbares pratiquent cette sorte de communisme). " (Les Politiques, II, v, 1263a)

  La Règle de saint Benoît dénonce le " vice de propriété " (chapitre LV) en se référant à ces Actes. Dans le Manifeste, Marx et Engels précisaient : « Les communistes peuvent résumer leur théorie en cette seule expression : abolition [Aufhebung] de la propriété privée. ». Et un résumé n'est jamais si bon que lorsqu'il est le fait des auteurs du texte...

  Les deux doctrines sont profondément insatisfaites du monde tel qu’il existe, et proposent, pour l’une un autre monde, pour l’autre un changement de société (et non un changement de la société) ; dans les deux cas, ce qui est ultimement visé, c’est la suppression des conflits, la suppression du mal et de la culpabilité associée. Mais il est plus facile de constater l’échec du marxisme en terre communiste que de démontrer en terre chrétienne l’inexistence de l’autre monde de Jésus. Toutefois, la contribution de Jésus concernait une société primitive, sans culture, dépourvue de sciences et de techniques, très éloignée de la nôtre en ce début de XXIe siècle. Le berceau des trois religions monothéistes est concentré sur l'axe asiatique Nazareth-Jérusalem-Bethléem-Hébron-Médine-La Mecque.

  Leur rapport à la connaissance n’est pas celui de la philosophie grecque ; dans le cas chrétien, le désir de connaissance est dévalorisé. « La science ? elle sera abolie » trouve-t-on dans la première Épître aux Corinthiens (XIII, 8) : Sive scientia, destruetur. La philosophie est mise au service (ancilla) de la théologie. Dans le cas marxiste, la philosophie est remplaçée par « l’étude du monde réel », monde réel auquel on imposera la conformité au dogme (affaire Lyssenko) ; le marxisme semble favorable à la science, mais sa scientificité n’est qu’un scientisme. Opposition générale des disciples de Marx et de Jésus à la culture classique étendue et diversifiée qui fait l’honnête homme.
« L’Église primitive, c’est bien connu, luttait contre les "intelligents", en faveur des " pauvres en esprit " » (Frédéric Nietzsche, Crépuscule des Idoles, [5] " La morale, une anti-nature ", § 1) ; le parti communiste faisait de même). 
  De Jésus rien n’est rapporté concernant la philosophie, mais pour Paul de Tarse (accablé par Nietzsche), c’est « ce vain leurre [inanem fallaciam] qui s’inspire de la tradition humaine et des éléments du monde, mais non du Christ » (Épître aux Colossiens, II, 8). Cependant, dans Opinions et sentences mêlées, Nietzsche proclame cette rencontre inattendue :
" Le philosophe a à dire comme le Christ, " Ne jugez point ! " [Nolite judicareMatthieu, VII, 1 ; Luc, VI, 37] et la dernière différence entre les têtes philosophiques et les autres serait que les premiers veulent être justes, les derniers voulant être juges. " (§ 33).
Jésus rejette la culture mondaine comme Marx la culture bourgeoise. De l’un à l’autre, la ligne de dichotomie s’est déplacée, mais la dichotomie subsiste.

Antiphilosophie chez Karl Marx : « La grande action de Feuerbach est : 1° d’avoir démontré que la philosophie n’est rien d’autre que la religion mise sous forme d’idées et développée par la pensée ; qu’elle n’est qu’une autre forme et un autre mode d’existence de l’aliénation de l’homme ; donc qu’elle est tout aussi condamnable » (Sur la dialectique de Hegel, 1844).

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde. Ce qui importe, c’est de le transformer. » L’Idéologie allemande, "Thèses sur Feuerbach", 11. Opposer Louis Althusser : « J'ai critiqué le fameux mot des "Thèses sur Feuebach" de Marx [...] montrant contre cette formule que tous les grands philosophes ont voulu intervenir sur le cours de l’histoire du monde, soit pour le transformer, soit pour le faire régresser, soit pour le conserver et le renforcer en sa forme existante contre les menaces d’un changement jugé dangereux. Et sur ce point, en dépit de la célèbre formule aventureuse de Marx, je pense avoir eu raison et le pense toujours. » (L’Avenir dure longtemps ..., XIV, 1992).

« La philosophie et l’étude du monde réel sont dans le même rapport que l’onanisme et l’amour sexuel. » (L’Idéologie allemande, Le concile de Leipzig – III Saint Max).

  Les libertés de connaissance et d’expression sont brimées, puisqu’il s’agit d’interdire la connaissance ouverte et en progrès, hors dogmes. Intolérance et fanatisme sont des caractéristiques communes. (Gustave Le Bon, Psychologie des foules ; Sigmund Freud, Nouvelles conférences, 1932). La liberté de penser autre chose, d’acquérir ce savoir indépendant et objectif cher aux Grecs, est absente aussi bien chez Jésus que chez Marx.

  L’égalité est fortement privilégiée, à la fois par rapport à la liberté et par rapport à la compétition ou concurrence. Voltaire, qui n’était heureusement ni Marx ni Jésus, pouvait seul reconnaître cette vérité : « Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour. » (Lettres philosophiques, X). La famille, attache mondaine dans un cas, bourgeoise dans l’autre, est rejetée énergiquement, ce qui devient  cocasse par ces temps d'opposition entre le " faire famille " socialiste et le traditionalisme catholique.

  Abêtissement, perte de l’esprit critique, par soumission à l’orthodoxie ; il y a là une sorte de servitude volontaire intellectuelle des adeptes qui amène des esprits parfois très brillants dans d’autres domaines à accepter sans discussion des réponses très simplistes ; ainsi le croyant dévalorisera toute la cosmologie qu’il ignore au nom de sa foi. Le marxiste, comme le gauchiste, récuse a priori toute explication qui ne soit pas fondée sur l’économie, les " injustices sociales " ou la pseudo-logique dominés/dominants. Divergence : alors que Jésus pense que le mal vient de chaque homme, tout en valorisant la faiblesse et la débilité, et en appelant à la conversion intérieure, Karl Marx, après Jean-Jacques Rousseau, rejette presque toute la faute sur l’organisation sociale, qui serait source d’aliénation ; il appelle le prolétaire à la « prise de conscience » (équivalent marxiste de la conversion religieuse intérieure), unique référence à la notion de responsabilité individuelle. 

Jésus propose un anti-matérialisme, Karl Marx est matérialiste.

« Camarade, ne crois à rien ; n’accepte rien sans preuve. […] L’appétit de savoir naît du doute. Cesse de croire et instruis-toi. » (André Gide, Les Nouvelles nourritures, IV). Gide nous ramène à la connaissance (objective par définition), bien malmenée à la fois par les religions et les idéologies totalitaires, mais valorisée par la philosophie ; c'est même cette valorisation de la connaissance qui caractérise le mieux la philosophie, et sa rupture fondatrice avec les mythologies de toutes sortes. 


XII - LA RUSSIE ET SES SAVANTS :

On a trop souvent dit ou écrit que les difficultés durables du régime communiste de l'ex-U.R.S.S. s'expliquaient par le niveau extrêmement bas de la Russie tsariste en 1917 : " tragiquement sous-développé " selon le sous-informé Pierre Mendès-France ; " ce pays qui était, il y moins d'un demi-siècle, le plus arriéré d'Europe " lisait-on en avril 1962 dans Les Échos (article cité par le communiste Waldeck Rochet) ; " pays sous-développé, arriéré "  écrivait encore le bistrosophe Marc Sautet dans Un Café pour Socrate en 1995. Mais la Russie anté-bolchévique " n'était pas du tout la nation de sauvages dépeinte ensuite par la propagande communiste " écrivait Jean-François Revel, né en 1924 à Marseille - décédé le 30 avril 2006 au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), dans " L'essentielle identité du fascisme rouge et du fascisme noir ", Commentaire, n° 81, printemps 1998, page 232. Plus récemment, Yvon Quiniou : " Si, à la fin de sa vie, il [Karl Marx] a envisagé avec Engels qu'une révolution pourrait se déclencher dans un pays arriéré comme la Russie [...] Récuser Marx au nom des régimes communistes relève de l'amalgame ou de l'incompréhension. ", Le Monde, 15 août 2010.

  Sur les plans scientifique et technique, la Russie de 1917 était un peu moins avancée que les meilleurs d'Europe de l'Ouest (Angleterre, France, Allemagne, Italie), mais sans être arriérée pour autant. Sur le plan culturel, si elle n'avait pas de très grands philosophes ni de grands logiciens, les Lumières sont entrées en Russie grâce à Catherine II, et parmi ses philosophes on relève les noms de Piotr Tchaadaiev, Nicolas Tchernichevski et Nicolas Berdaiev. Sa littérature est universellement reconnue et admirée (Lermontov, Gogol, Dostoïevski, Tchékov, Tolstoï, Pouchkine, Tourguéniev, Nekrassov, Gorki, et alii), de même que sa musique (Borodine, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Prokofiev, Tchaïkovski, et alii) et sa peinture (Roublev, Ivanov, Savrassov, Pérov, Kramskoï, Vroubel, Kandinski, Chagall, et alii).

Arriérés, nombre de pays colonisés l'étaient réellement, notamment les pays d'Afrique qui ne disposaient pas d'une langue écrite. Mais il n'est pas politiquement correct de le dire...

Voici, rapidement, les noms de 61 savants russes des XVIIIe, XIXe et début XXe siècles. Plusieurs d'entre eux, signalés par un *, appartenaient à l'Académie Impériale des Sciences de Saint-Pétersbourg, fondée en 1724, ou à l'Académie des Sciences de Russie.

Références :
Charles C. Gillispie, editor in chiefDictionary of Scientific Biography, New York : Ch. Scribner's Sons, NY, 1970-1980.
Jacques Angenault, La Chimie. Dictionnaire encyclopédique, Paris : Dunod, 1995.

* * * * *

P.S. Alexandrov, 1896/, topologie algébrique.
N.I. Andrusov, 1861/1924, géologie, paléontologie.

A.N. Bach, 1857/1946, chimie.
V.M. Bechterev, 1857/1927, psycho-physiologie.
S.N. Bernstein, 1880/1968, mathématiques.
A.P. Borodine, 1833/1887, chimie.
A. Boutlerov, 1828/1896, chimie.
V.Y. Buniakowski*, 1804/1889, mathématiques.

D.F. Egorov, 1869/1931, mathématiques.

B.B. Golitsyne, 1862/1916, physique.

G.H. Hess, 1802/1850, chimie.

A. F. Ioffe, 1880/1960, physique.
V.N. Ipatieff, 1867/1952, chimie.

A.P. Karpinski*, 1847/1936, géologie.
A.Y. Khintchine, 1894/1959, mathématiques.
S.K. Kostinski, 1867/1936, astronomie.
N. Kostyleff, 1876/1956, psychologie.
A.O. Kovalevski, 1840/1901, embryologie.
S.V. Kovalevskaia, 1850/1891, mathématiques.
M.A. Kovalsky, 1821/1884, astronomie.
A.N. Krylov*, 1863/1945, mathématiques.
N. M. Krylov  1879/1955, mathématiques.

M.A. Landau, 1889/1957, chimie.
E.K. Lenz*, 1804/1865, électro-magnétisme.
A.M. Liapounoff*, 1857/1918, mathématiques.
N.I. Lobatchevsky, 1792/1856, mathématiques.
V.M. Lokhtine, 1849/1919, hydrologie.
M.V. Lomonossov, 1711/1765, physique-chimie.
N.N. Lousine, 1883/1950, mathématiques.

A.A. Markov*, 1856/1922, mathématiques.
D.I. Mendeleiev, 1834/1907, chimie.
E. Metchnikoff, 1845/1916, biologie.

G.N. Neuymin, 1886/1946, astronomie.

V. A. Obruchev, 1893/1956, géologie.
M.V. Ostrogradski*, 1801/1862, mathématiques.

I.P. Pavlov, 1849/1936, physiologie, prix Nobel 1904.
I.G. Pétrovski, 1801/1873, mathématiques.
A.A. Popov, 1859/1906, électromagnétisme.
I.I. Privalov, 1891/1941, mathématiques.

Selinsky, 1861/1953, chimie.
I. Setchènov, 1829/1905, psycho-physiologie.
V.M. Severgine, 1765/1826, minéralogie.
Sikorsky, 1889/1972, aéronautique.
Y.K. Sokhotsky, 1842/1927, mathématiques.
D.I. Sokolov, 1788/1852, géologie.
O.I. Somoff, 1815/1876, mathématiques.
N.Y. Sonin, 1849/1915, mathématiques.
M. Sousline, 1894/1919, mathématiques.
V.V. Stepanov, 1889/1950, mathématiques.

P.L. Tchebichev*, 1821/1894, mathématiques.
N.G. Tchébotarev, 1894/1946, mathématique.
D.K. Tchernov, 1839/1921, métallurgie.
M.S. Tswett, 1872/1919, botanique.

P.S. Urysohn, 1898/1924, mathématiques.

S.I. Vavilov, 1891/1951, physique.
V. I. Vernadsky*, 1863/1945, minéralogie.

A. Zaitsev, 1841/1910, chimie.
N. Zinine, 1812/1880, chimie organique.
E.I. Zolotareff, 1847/1878, mathématiques.
N.E. Zhukovsky, 1847/1921, maths appliquées et mécanique.
N.N Zubov, 1885/1960, océanographie.

samedi 15 juillet 2023

INDEX NIETZSCHE (15/16) : LA VÉRITÉ



LA VÉRITÉ (Die Wahrheit)



Les notes entre [ ] sont de moi Cl. C., sauf les passages en allemand, alors mis en italiques.


Fragments posthumes, 1871-1872,
Mp XII 2, hiver 1871-1872 : [1] : « C’est toujours précisément le faux qui est pris au sérieux [Cf La Fontaine, « L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges. » (Fables, IX, 6, " Le statuaire et la statue de Jupiter ")] :
Dans la religion – l’historique
Dans l’art – les lectures de distraction
Dans la science – la micrologique, les curiosités, les productions spécifiques
Dans la philosophie – le sot matérialisme. »

Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873,

§ 1 : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et qu’on ne considère plus désormais comme telles mais seulement comme du métal. » [die Wahrheiten sind Illusionen, von denen man vergessen hat, dass sie welche sind, Metaphern, die abgenutzt und sinnlich kraftlos geworden sind, Münzen, die ihr Bild verloren haben und nun als Metall]


Humain, trop humain I, 1878,

IX, L’homme seul avec lui-même, § 483 : Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.
§ 506 : « Ce n’est pas quand il est dangereux de la dire que la vérité trouve le moins de hérauts, mais quand c’est ennuyeux. »
[Cf Platon : « Leurs discours étaient persuasifs, ils n’ont pas dit un seul mot de vrai. Tant de mensonges, je suis habile à parler. A moins qu’ils n’appellent habile à parler celui qui dit la vérité. » (Apologie de Socrate, 17a-c) ;
Malebranche ! « Il faut bien distinguer la force et la beauté des paroles, de la force et de l’évidence des raisons. » (De la Recherche de la vérité, III, iii, 4) ;
Vauvenargues : « Ce que bien des gens, aujourd’hui, appellent écrire pesamment, c’est dire uniment la vérité, sans fard, sans plaisanterie et sans trait. » (Réflexions et maximes, 344) ;
Diderot : « Je parle mal, je ne sais que dire la vérité. » (Le Neveu de Rameau).]
§ 519 La vérité en Circé. : « De bêtes, l’erreur a fait des hommes ; la vérité serait-elle en état de refaire une bête de l’homme ? »

§ 609 L'âge et la vérité. : « La vérité ne dit guère ce qu’elle possède d’esprit sublime que sous un air de simplicité. »

§ 633 : « La passion que l'on a de la vérité a maintenant perdu presque toute valeur au regard de la passion, plus modeste et moins retentissante, de la recherche de la vérité, sans se lasser de réviser et réexaminer ses connaissances. » [das Pathos, dass man die Wahrheit habe, gilt jetzt sehr wenig im Verhältniss zu jenem freilich milderen und klanglosen Pathos des Wahrheit-Suchens, welches nicht müde wird, umzulernen und neu zu prüfen.]


Opinions et sentences mêlées, 1879,
§ 20 : " La vérité ne veut pas de dieux à ses côtés. — La croyance à la vérité commence avec le doute sur toutes les " vérités " crues jusqu'alors. " [Wahrheit will keine Götter neben sich. — Der Glaube an die Wahrheit beginnt mit dem Zweifel an allen bis dahin geglaubten „Wahrheiten“.]


Fragments posthumes, 1876-1880,

U II 5c, octobre-décembre 1876 : [39] : L’état d’esprit philosophique est un fatalisme froid ; la philosophie n’a pas à porter son attention sur les conséquences de la vérité.

N II 3, fin 1876 – été 1877 : [60] : Si l’homme était doué de la connaissance immédiate de la vérité, il ne serait pas passé par l’école de l’erreur ?

N V 4, automne 1880 : 6[441] : « Il n’existe en fait de " vérité " que dans les choses que l’homme invente, par exemple les nombres [Giambattista Vico (1668-1744) expliquait déjà que si les mathématiques atteignent le vrai, c’est parce que l’esprit les fait.]. Il y place quelque chose qu’il retrouve ensuite – telle est la vérité de la nature humaine. Ensuite, la plupart des vérités ne sont en fait que des vérités NÉGATIVES : " ceci n’est pas tel et tel " (bien qu’on les exprime généralement de façon positive.) Là prend sa source tout le progrès de la connaissance. » [„Wahrheit“ giebt es eigentlich nur in den Dingen, die der Mensch erfindet z.B. Zahl. Er legt etwas hinein und findet es nachher wieder — das ist die Art menschlicher Wahrheit. Sodann sind die meisten Wahrheiten thatsächlich nur negative Wahrheiten „dies und das ist jenes nicht“ (obschon meist positiv ausgedrückt.Letztes ist die Quelle alles Fortschrittes der Erkenntniß.]


Aurore, 1881, 1887,

III, § 196 : Les questions les plus personnelles de la vérité.

V, § 424 : « Jusqu’ici, les erreurs se sont révélées être des puissances consolatrices ; on attend maintenant des vérités reconnues les mêmes effets, on trouve le temps un peu long. […] La vérité dans sa totalité et sa cohérence n’est faite que pour les âmes à la fois puissantes et ingénues, joyeuses et pacifiques (comme l’était celle d’Aristote), les seules d’ailleurs qui soient également en état de la chercher : car les autres cherchent des remèdes à leur mal. »
§ 535 : La vérité a besoin de la puissance.


Le Gai Savoir, 1882,
V, § 344 : « L’inutilité et le danger de la " volonté de vérité ", de la " vérité à tout prix " sont constamment démontrés. […] Il pourrait tout aussi bien s’agir de quelque chose de pire [que la volonté de ne pas (se) tromper], d’un principe destructeur hostile à la vie. »


Fragments posthumes, 1882-1885,

N V 9a. N VI 1a, juillet-août 1882 : « Plus abstraite la vérité qu’on veut enseigner et plus ce sont d’abord les sens qu’il faut y attirer. »

W I 1, printemps 1884 : [165] : Caractère négatif de la "vérité" — en tant que suppression d’une erreur, d’une illusion. Mais la naissance de l’illusion a été une exigence de la vie — —. »

N VII 2a, août-septembre 1885 : [4] : « Ne pas " dire la vérité " ; qu’on cause ainsi un dommage est une naïveté. Si la valeur de la vie réside en certaines erreurs auxquelles on croit fortement, le dommage réside dans " dire la vérité " »


Par-delà Bien et mal, Prélude d'une philosophie de l'avenir, 1886,

Préface : À supposer que la vérité soit femme, n'a-t-on pas lieu de soupçonner que tous les philosophes, pour autant qu'ils furent dogmatiques, n'entendaient pas grand-chose aux femmes et que l'effroyable sérieux, la gauche insistance avec lesquels ils se sont jusqu'ici approchés de la vérité, ne furent que des efforts maladroits et mal appropriés pour conquérir justement les faveurs d'une femme ?

I, § 4 : « La fausseté d’un jugement n’est pas pour nous une objection [Einwand] contre ce jugement ; c’est là, peut-être, que notre nouveau langage paraîtra le plus déroutant. La question est de savoir dans quelle mesure un jugement est apte à promouvoir la vie, à la conserver, à conserver l’espèce, voire à l’améliorer, et nous sommes enclins à poser en principe que les jugements les plus faux (et parmi eux les jugements synthétiques a priori) sont les plus indispensables à notre espèce. »

II " L'esprit libre ", § 26 : " Nul ne ment autant que l’Indigné. " [Niemand lügt soviel als der Entrüstete. —]


Généalogie de la morale, 1887,

III, § 24 : « Consultez les philosophies les plus anciennes et les plus récentes : aucune n’a conscience que la volonté de vérité elle-même a besoin d’une justification. C’est là une lacune de toute philosophie. […] Nous devons une bonne fois, et de façon expérimentale, mettre en question la valeur de la vérité. »


Fragments posthumes, 1886-1887,

Mp XVII 3b, fin 1886 – printemps 1887 : [3] : Dans quelle mesure les interprétations [Auslegungen]  du monde sont symptômes d’une pulsion dominante.
[60] : Contre le positivisme, qui en reste au phénomène, « il n’y a que des faits », j’objecterais : non, justement, il n’y a pas de faits, seulement des interprétations [Interpretationen]. Nous ne pouvons constater aucun factum « en soi » : peut-être est-ce un non-sens de vouloir ce genre de chose. « Tout est subjectif », dites-vous : mais ceci est déjà une interprétation [Auslegung], le « sujet » n’est pas un donné, mais quelque chose d’inventé-en-plus, de placé-par-derrière. – Est-ce finalement nécessaire de poser en plus l’interprète [Interpreten] derrière l’interprétation ? Ceci est déjà de l’invention, de l’hypothèse.
Dans la mesure exacte où le mot « connaissance » a un sens, le monde est connaissable : mais il est interprétable [deutbar] autrement, il n’a pas un sens par-derrière soi, mais d’innombrables sens « Perspectivisme ».
Ce sont nos besoins qui interprètent [auslegen] le monde : nos pulsions et leurs pour et contre. Chaque pulsion est une manière de recherche de domination, chacune a sa perspective, qu’elle voudrait imposer comme norme à toutes les autres pulsions.

Crépuscule des Idoles, 1888,

« La "raison" en philosophie »,§ 2: « [ ... ] l'être est une fiction vide. Le monde "apparent" est le seul : le "vrai monde" n'est qu'ajouté par mensonge ... »

" Ceux qui veulent amender l’humanité ", 5 : « Le pieux mensonge, l’apanage de tous les philosophes et prêtres qui ont "amendé" l’humanité … Ni Manu, ni Platon, ni Confucius, ni les Pères du judaïsme et du christianisme n’ont jamais douté de leur droit à mentir … »


L’Antéchrist, 1888,

§ 9 : « Ce qu’un théologien ressent comme vrai doit être faux : voilà un critère à peu près infaillible de la vérité. »
§ 23 : « La vérité et la foi en la vérité de quelque chose : ce sont là deux sphères d’intérêts totalement différentes, presque deux mondes antithétiques – c’est par des voies opposées que l’on parvient à l’un et à l’autre. »
§ 50 : « J’ai foi en ce que la foi donne la béatitude » : par conséquent, elle est vraie … Pris comme critère de la vérité, ce « par conséquent » serait le comble de l’absurde.

§53 : Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d’une cause, que je suis tenté de nier qu’aucun martyr ait jamais rien eu à voir avec la vérité [Cf André Gide, Nouvelles nourritures, IV.]. Le ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu’il " tient-pour-vrai " exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu’il n’est jamais nécessaire de réfuter un martyr. La vérité n’est pas quelque chose que l’un posséderait et que l’autre n’aurait pas : seuls des paysans et apôtres de paysans à la Luther peuvent concevoir ainsi la vérité. […] Prendre la "vérité" comme tout prophète, tout adepte d’une secte, tout libre penseur, tout socialiste, tout homme d’Église comprend ce mot, c’est la preuve absolue que l’on n’est pas encore sur la voie de cette discipline intellectuelle, de cet empire sur soi, indispensable pour trouver une vérité, si minime soit-elle.

§ 55 : « Depuis longtemps déjà j’ai proposé que l’on se demande si les convictions ne sont pas des adversaires plus dangereux de la vérité que les mensonges. […] Le " saint mensonge " est commun à Confucius, aux Lois de Manu [mythologie indienne], à Mahomet, à l’Église chrétienne – : il ne manque pas non plus chez Platon. " La vérité est là " : partout où l’on entend ces mots, cela signifie que le prêtre ment. »


Fragments posthumes, 1888,

W II 6a, printemps 1888 : 15[46] : Affirmer que la vérité est là et que c’en est fini de l’ignorance et de l’erreur, c’est là l’une des plus graves perversions qui soient. La « vérité » est […] plus funeste que l’erreur et l’ignorance, parce qu’elle entrave les forces nécessaires pour œuvrer en faveur des Lumières et de la connaissance.

WII 6a, printemps 1888 : 15[52] : La vérité, je veux dire la méthodique scientifique, a été comprise et stimulée par ceux qui y soupçonnèrent un instrument de combat – une arme d’anéantissement… Pour que leur hostilité paraisse respectable, il leur fallait en outre un appareil du genre de ceux qu’ils attaquaient : – ils affichèrent le concept « vérité » tout aussi absolument que leurs adversaires, – ils devinrent des fanatiques, au moins dans leur attitude, parce qu’aucune autre attitude n’était prise au sérieux. [Die Wahrheit, will sagen, die wissenschaftliche Methodik ist von solchen erfaßt und gefördert worden, die in ihr ein Werkzeug des Kampfes erriethen, — eine Waffe zur Vernichtung… Um ihre Gegnerschaft zu Ehren zu bringen, brauchten sie im Übrigen einen Apparat nach Art derer, die sie angriffen: — sie affichirten den Begriff „Wahrheit“ ganz so unbedingt, wie ihre Gegner, — sie wurden Fanatiker, zum Mindesten in der Attitüde, weil keine andere Attitüde ernst genommen wurde.]

W II 7a, printemps-été 1888 : 16[21] : Ce livre [Naissance de la Tragédie] est même antipessimiste : en ce sens qu’il enseigne quelque chose qui est plus fort que le pessimisme, qui est plus divin que la "vérité" : l’art.
16[32] : " Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, quelle dose de vérité peut-il risquer ? Voilà qui devient pour moi le vrai critère des valeurs. L'erreur est une lâcheté... " [„Wie viel Wahrheit erträgt, wie viel Wahrheit wagt ein Geist?“ — dies wurde für mich der eigentliche Werthmesser. Der Irrthum ist eine Feigheit…]
16[40] : <6> « Il est indigne d’un philosophe de déclarer : le bon et le beau ne sont qu’un : si, en plus, il ajoute "le vrai également", il mérite la bastonnade. La vérité est laide : nous avons l’art afin que la vérité ne nous tue pas. »

Ecce Homo Comment on devient ce qu'on est, octobre 1988 - janvier 1889, publié en 1908,
Avant-propos, § 3 : « Quelle quantité de vérité un esprit sait-il supporter, sait-il risquer ? Voilà qui, de plus en plus, devint pour moi le vrai critère des valeurs. […] Nitimur in vetitum : c'est par ce signe que vaincra un jour ma philosophie, car jusqu’ici on n’a jamais, par principe, interdit que la vérité. — » [Wie viel Wahrheit erträgt, wie viel Wahrheit wagt ein Geist? das wurde für mich immer mehr der eigentliche Werthmesser. [...] Nitimur in vetitum : in diesem Zeichen siegt einmal meine Philosophie, denn man verbot bisher grundsätzlich immer nur die Wahrheit. —]
Ovide : " Nitimur in vetitum semper cupimusque negata ", Amours, III, iv, 17 : " Nous convoitons toujours ce qui nous est défendu, et désirons ce qu’on nous refuse " (traduction  Théophile Baudement, 1838)


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dimanche 18 juin 2023

L'ESPRIT FAUX, ET AUTRES TYPES HÉSIODIENS


I / Penser par soi-même
II / Le type I d'Hésiode
III / Définition du concept d'intelligence
IV / Analyse originale de Nicolò Franco

I / Penser par soi-même, ou penser sa pensée,

ce pourrait fort bien être une définition efficace et exacte de la philosophie (en revanche, on ne comprend pas bien ce que certains ont voulu dire en proposant des formules telles que « penser sa vie », ou « vivre sa pensée »). À l’aube de la philosophie occidentale, l'existence de différences intellectuelles entre les êtres humains (différences niées par la correction politique contemporaine), était clairement perçue. Ainsi le poète Homère (fin du -VIIIe siècle) faisait-il dire à son héros Ulysse que :
« en ce qui concerne l'esprit, les Dieux n'accordent pas les mêmes avantages à tous les hommes. » (Odyssée, VIII, 167).
Le meilleur des hommes est celui qui pense par lui-même à ce qui, plus tard et jusqu'au terme, sera le mieux ", écrivait, peu après Homère, l’autre grand poète grec de l’époque, Hésiode (vers l'an -700) dans Les Travaux et les jours (ligne 293).


« S’entretenir avec un homme que l'on tient pour un homme, c’est s’informer de ses opinions et lui découvrir en détail les siennes propres. » (Épictète, Entretiens, III, ix, 12). Car penser par soi-même, ce n'est certainement pas penser dans sa tour d'ivoire. Cette phrase d'Épictète pourrait être la devise de facebook, ça l'est pour un certain nombre de ses membres.

" Penser d'après soi " et " penser par soi-même ", formules de Voltaire (1736)



puis de D'Alembert (Discours préliminaire, in Encyclopédie..., tome I, 1751), et " osez penser par vous-même ", injonction répétée de Voltaire (Dictionnaire philosophique, " Liberté de penser ", édition de 1765), voilà ce que l'on présente presque toujours comme constituant l'idéal neuf et original des Lumières ; ainsi faisait même Kant, peu après D'Alembert et Voltaire :
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! est aussi la devise des Lumières. » (Qu'est-ce que les Lumières?, 1784. La source de l'expression latine est Horace, aux Épîtres, I, ii, 40 : " Ose être sage : commence. Qui retarde l'heure de vivre honnêtement attend comme le campagnard que le fleuve ait cessé de couler " ; c’était la devise de Pierre Gassendi.). [Sapere aude! Habe Mut, dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.] 
Selbst zu denken : « La maxime de penser par soi-même en tout temps, c'est les Lumières. » (Qu’appelle-t-on : s'orienter dans la pensée ?, 1786 : Die Maxime, jederzeit selbst zu denken, ist die Auflärung).

Nicolas de Condorcet, dans le Journal d'instruction sociale par les citoyens Condorcet, Sieyès et Duhamel, 1793, " Prospectus " :


   Il s'agissait là d'une exigence fondamentale de toute la science et du meilleur de la philosophie depuis les Grecs ; « Toute la probité de la connaissance  elle était déjà là ! depuis plus de deux mille ans ! [die ganze Rechtschaffenheit der Erkenntniss — sie war bereits da! vor mehr als zwei Jahrtausenden bereits !] » notait Nietzsche dans L’Antéchrist (§ 59) ; l’expression « raison des Lumières » est donc historiquement  inadéquate ; et contrairement à ce qu'avait déclaré Michel Onfray, la philosophie des Lumières n'était pas née avec Montaigne.

* * * * *
Ce type I d'Hésiode correspond à " celui qui est davantage pourvu de Logos que les autres " selon Héraclite d’Éphèse, au " naturel philosophe " selon Platon (République, VI), à ceux qui " savent chercher " selon Archytas de Tarente ; également à la " tête bien faite " que Michel de Montaigne souhaitait, non chez l'élève car on ne le choisissait déjà pas à l'époque, mais seulement chez un précepteur ou conducteur. Il correspond, enfin, à l'être intelligent selon notre façon de parler presque contemporaine (avant la correction politique issue notamment de mai 1968).

Le type II est " celui qui se rend aux bons avis "


(Travaux..., ligne 295), ce qui correspond à l'esclave par nature selon Aristote : il n'a la raison en partage que dans la mesure où il la perçoit chez les autres (Les Politiques, I, v, 1254b) ; c'est aussi bien l'état de tutelle selon Kant : " La minorité, c'est l'incapacité de se servir de son intelligence sans utiliser la direction d'un autre. Cette minorité est coupable quand ce n'est pas le manque d'intelligence qui en est la cause mais le manque de décision et de courage à s’en servir sans utiliser la direction d'un autre. " (Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784) ; chez l'enfant à instruire, cette incapacité est, idéalement, provisoire.

De ces individus du deuxième type hésiodien, lorsqu'ils sont adultes, on dit généralement qu'ils ont du bon sens (" cette amorce de raison qu'est le simple bon sens ", écrit Adrien Barrot). Lors de l'éducation selon cet idéal humaniste, la méthode érotématique dialogique, c'est-à-dire par questions et réponses, vise à obtenir la transformation du type II en type I.

  lE type III, le pénible (comme on dit dans le 1-3), le " mauvais homme [schlechter Mann selon la traduction de Nietzsche] qui ne sait ni voir par lui-même ni accueillir conseils d'autrui " (Travaux, lignes 296-297),
correspond précisément au sot avec lequel " il est impossible de traiter de bonne foi ", aux " esprits ineptes et mal nés ", à l' " esprit mal rangé " et à la bêtise selon Montaigne (Essais, III, viii, pages 925, 926, 927 et 929 de l'édition Villey/PUF/Quadrige, pages 970, 972 et 974 de l'édition Gallimard/Pléiade/2007) ; à l'esprit faux ou boiteux selon Blaise Pascal (Pensées, Br. 1, Br 80), ou selon François VI de La Rochefoucauld :
« On est faux en différentes manières. Il y a des hommes faux qui veulent toujours paraître ce qu’ils ne sont pas. Il y en a d’autres, de meilleure foi, qui sont nés faux, qui se trompent eux-mêmes, et qui ne voient jamais les choses comme elles sont. Il y en a dont l’esprit est droit, et le goût faux. D’autres ont l’esprit faux, et ont quelque droiture dans le goût. Et il y en a qui n’ont rien de faux dans le goût, ni dans l’esprit. Ceux-ci sont très rares, puisque, à parler généralement, il n’y a presque personne qui n’ait de la fausseté dans quelque endroit de l’esprit ou du goût. » (Réflexions Diverses, XIII. Du faux).
à l'esprit faux encore selon Voltaire (Dictionnaire philosophique, édition de 1765, " Esprit faux ") :
« Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits assez justes d’ailleurs, qui sont absolument faux sur des choses importantes ? Pourquoi ce même Siamois qui ne se laissera jamais tromper quand il sera question de lui compter trois roupies, croit-il fermement aux métamorphoses de Sammonocodom ? [...]
Les plus grands génies peuvent avoir l’esprit faux sur un principe qu’ils ont reçu sans examen. Newton avait l’esprit très faux quand il commentait l’Apocalypse.
Tout ce que certains tyrans des âmes désirent, c’est que les hommes qu’ils enseignent aient l’esprit faux. » (article développé dans les Questions sur l'Encyclopédie, 1770-1774, "Esprit", section VI,)

ou encore à la bêtise, " quelque chose d'inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. " selon Gustave Flaubert, lettre à l'oncle François Parain, 6 octobre 1850 (1), insensible à toute correction. Ce type d'esprit se rencontre assez souvent chez les autodidactes purs.

Démocrite : « Vouloir raisonner quelqu'un qui se figure être intelligent, c'est perdre son temps. » Stobée, Florilège, III, x, 42, cité dans Les Présocratiques, fragment B LII (Édition Jean-Paul Dumont, Paris : Gallimard, 1988, collection " Bibliothèque de la Pléiade ").

Platon : « Je n'aime pas à blâmer ; la race des sots est en effet innombrable ; tellement que, si on prend plaisir à les reprendre, on trouve à critiquer à satiété. » (Protagoras, XXXI, 346c).

Ces trois types hésiodiens, " hiérarchie des êtres " selon Christine Hunzinger (maître de conférences à Sorbonne-Université), furent repris par Aristote :
ᾧ δὲ μηδέτερον ὑπάρχει τούτων, ἀκουσάτω τῶν Ἡσιόδου : “οὗτος μὲν πανάριστος ὃς αὐτὸς πάντα νοήσῃ,ἐσθλὸς δ᾽ αὖ κἀκεῖνος ὃς εὖ εἰπόντι πίθηται.
ὃς δέ κε μήτ᾽ αὐτὸς νοέῃ μήτ᾽ ἄλλου ἀκούων
ἐν θυμῷ βάλληται, ὃ δ᾽ αὖτ᾽ ἀχρήιος ἀνήρ.
Éthique à Nicomaque, I, iv, 1095b : " Celui-là a une supériorité absolue, qui sait tout par lui-même
Sage aussi est celui qui écoute les bons conseils ;
Mais ne savoir rien par soi-même et ne pas graver dans son cœur
Les paroles d'autrui, c'est n'être absolument bon à rien. "

Ensuite par le stoïcien Zénon (voir plus loin), par Cicéron, Tite-Live (Histoire romaine, XXII, xxix, 8), Aristide, Clément d'Alexandrie, ainsi que par Diogène Laërce :
« Il [Zénon de Kitium] aurait aussi récrit de la sorte les vers d'Hésiode ;
Le meilleur, c'est celui qui obéit à l'homme qui parle bien,
mais il est bon aussi celui qui pense tout par lui-même,
car celui qui est capable de bien écouter ce qui est dit et de le mettre à profit est meilleur que celui qui a tout conçu par lui-même. À l'un n'appartient en effet que la conception, tandis qu'à celui qui sait obéir s'ajoute aussi la pratique. »
Vies et doctrines, VII " Zénon de Kitium ", §§ 25-26.
Machiavel distinguait des " cerveaux de trois sortes, les uns qui entendent les choses d'eux-mêmes, les autres quand elles leur sont enseignées, les troisièmes qui ni par soi-même ni par entendement d'autrui veulent rien comprendre " ; Le Prince, XXII " Des secrétaires des princes ", traduction d'Edmond Barinco (Gallimard, 1952), qui résume joliment en note : " Hésiode distingue l'homme supérieur du médiocre et du bon à rien. ".

Traduction de Jean Vincent Périès (1825) : « On peut distinguer trois ordres d’esprit, savoir : ceux qui comprennent par eux-mêmes, ceux qui comprennent lorsque d’autres leur démontrent, et ceux enfin qui ne comprennent ni par eux-mêmes, ni par le secours d’autrui. Les premiers sont les esprits supérieurs, les seconds les bons esprits, les troisièmes les esprits nuls. » [E perché sono di tre generazione cervelli, l'uno intende da sé, l'altro discerne quello che altri intende, el terzo non intende né sé né altri, quel primo è eccellentissimo, el secondo eccellente, el terzo inutile.]

On est bien surpris de ne pas en trouver mention chez Montaigne. Il faut attendre Nicolo Franco :


Puis Frédéric Nietzsche mentionnant les trois possibilités hésiodiques :
Fragments posthumes Mp XII 2 hiver 1871-72 - printemps 1782, 18[3] et 18[4]).

La division de l'Humanité en trois types intellectuels se retrouve également dans cette pensée :  " ...[Henry Thomas Buckle's] thoughts and conversations were always on a high level, and I recollect a saying of his which not only greatly impressed me at the time, but which I have ever since cherished as a test of the mental calibre of friends and acquaintances. Henry Thomas Buckle  [1821-1862] said, in his dogmatic way :
Charles Stewart, Haud immemor [Je ne l'oublierai pas]. Reminescences of legal and social life in Edinburgh and London. 1850-1900, 1901, page 33 : 
«  Men and women range themselves into three classes or orders of intelligence ; you can tell the lowest class by their habit of always talking about persons, the next by the fact that their habit is always to converse about things ; the highest by their preference for the discussion of ideas. »
Le concept d'intelligence est défini depuis l'époque moderne comme " connaissance distincte de l'objet de la délibération " par Leibniz, comme " compréhension nette et facile " par Littré, comme " aptitude à comprendre, pénétration d'esprit ", par Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire Universel ; par Henri Bergson comme « faculté d'arranger "raisonnablement" les concepts et de manier convenablement les mots » (La Pensée et le mouvant, 1934), comme « faculté d'adaptation » par André Gide ; c'est, pour le neurologue et psychologue suisse Édouard Claparède, « la capacité de résoudre par la pensée des problèmes nouveaux. ». Selon Merleau-Ponty, il s'agirait d'une " réorganisation active du champ perceptif " (2).
« L’intelligence explique, l’esprit raconte seulement » nota encore André Gide dans son Journal.

Quelques psychologues et sociologues contestèrent la pertinence du concept : Howard Gardner, et en France Michel Deleau et Pierre Bourdieu, entre autres.
Le terme intelligence artificielle, en fait un abus de langage, a été promu par le mathématicien et informaticien américain John McCarthy en 1956 lors de la conférence de Dartmouth College (New Hampshire, USA).
L'Américain Robert Sternberg introduisit en 1988 les notions d'intelligence pratique et d'intelligence créative ou imaginative., réservant (en gros) la qualification d'intelligence analytique à l'intelligence classiquement définie.
Le terme d’intelligence émotionnelle fut proposé en 1989 par les psychologues américains Peter Salovey et John D. Mayer. Ils la définissent comme " the ability to monitor one's own and other people's emotions, to discriminate between different emotions and label them appropriately, and to use emotional information to guide thinking and behavior " (la capacité à contrôler ses émotions et celles des autres, à faire la distinction entre elles et à utiliser cette information pour guider la pensée et le comportement.)

Pour le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) – l'intelligence n’était que "ce que mesure le système scolaire (3) " (cf Alfred Binet, « l’intelligence, c’est ce que mesure mon test »). 

Dommage que cette analyse originale sur la haine qui résulte de ces conflits n'ait pas été poursuivie plus longuement par Montaigne, à propos du concept d'ineptie, dans son fameux chapitre "L'art de conférer" (Essais, III, viii).
Nicolò Franco, Dix plaisants dialogues, III, 1579 (Dialoghi piacevolissimo, 1540) :
« Hésiode très ancien poète a écrit qu'il y a trois sortes d'hommes : aucuns sont sages, qui se savent se vertueusement conduire, sans le conseil d'autrui: les autres n'ont pas ce don de nature, et connaissant le peu de jugement qui est en eux, se gouvernent par le conseil d'autrui, desquels on doit certainement faire cas, combien qu'ils ne soient parfaits, pour ce qu'ils ont plus de sagesse que de folie : les autres, d'eux-mêmes ont bien peu de jugement, et néanmoins présument tant de leurs personnes, qu'ils ne font compte du sain et parfait jugement d'autrui : et ceux-là sont véritablement aveugles, pour ce qu'ils ne voient guères, ou du tout rien, et sont sourds, pour ce qu'ils ne veulent entendre ceux-là qui les conseillent sagement : au nombre desquels facilement vous pourrez mettre celui qui entendra ce que vous vous êtes induit en la fantaisie, que vous pensez bien devoir retourner à profit et avantage, tant vous êtes dépourvu de sens et de jugement. Il n’y a chose en l’homme plus vitupérable que la fausse persuasion imprimée en l’entendement pour la dernière [la plus sûre] : car de là procèdent deux très grandes haines. La première vient de celui qui écoute, pour ce que l’écoutant, il est contraint de haïr soudainement celui qui a une telle persuasion. L’autre vient de celui qui se persuade telle chose, et est plus grande que la première, en tant qu’il se fait accroire être louable ce qu’il imagine, de manière qu’à l’instant il porte une haine mortelle à celui qui se détracte de telle imagination. » (traduction Gabriel Chappuys).
   Blaise Pascal ne fit qu'effleurer la question. Arthur Schopenhauer fit bien état du phénomène, mais sans distinguer suffisamment l'un de l'autre les deuxième et troisième types hésiodiens. La Bruyère estimait que
« C'est abréger et s'épargner mille discussions, que de penser de certaines gens qu'ils sont incapables de parler juste, et de condamner ce qu'ils disent, ce qu'ils ont dit, et ce qu'ils diront. » (Les Caractères, "Jugements", § 70) ;
et plus loin :
« Tout l'esprit qui est au monde est inutile à celui qui n'en a point ; il n'a nulles vues, et il est incapable de profiter de celles d'autrui. » (Ibid., "De l'homme", § 87).
  " Parler juste " ... Pour l'esprit faux, les termes sont interchangeables, et pour échapper à la critique de ce qu'il a dit, il parle aussitôt avec d'autres mots ; c'est un des grands moyens de la mauvaise foi.

NOTES

1. « Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a sur la colonne de Pompée écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thompson, et par conséquent sans penser à Thompson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. Que dis-je ? Il l’écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. N’est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien, dans la vie, n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ? Et puis, c’est qu’ils nous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais, comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroce. »  Gustave Flaubert, lettre à François Parain, 6 octobre 1850).

2. On sait que l'intelligence fut l'objet de nombreuses tentatives de mesures par Francis Galton (1822/1911), James McKeen Cattell, Alfred Binet, Lewis M. Terman, David Wechsler, Raimond B. Cattell et René Zazzo (inter alii).

3. 
LE RACISME DE L'INTELLIGENCE *
Pierre Bourdieu
Questions de sociologie
Editions de Minuit, 1980 (pages 264-268)

Je voudrais dire d'abord qu'il faut avoir à l'esprit qu'il n'y a pas un racisme, mais des racismes : il y a autant de racismes qu'il y a de groupes qui ont besoin de se justifier d'exister comme ils existent, ce qui constitue la fonction invariante des racismes.
Il me semble très important de porter l'analyse sur les formes du racisme qui sont sans doute les plus subtiles, les plus méconnaissables, donc les plus rarement dénoncées, peut-être parce que les dénonciateurs ordinaires du racisme possèdent certaines des propriétés qui inclinent à cette forme de racisme. Je pense au racisme de l'intelligence. Le racisme de l'intelligence est un racisme de classe dominante qui se distingue par une foule de propriétés de ce que l'on désigne habituellement comme racisme, c'est-à-dire le racisme petit-bourgeois qui est l'objectif central de la plupart des critiques classiques du racisme, à commencer par les plus vigoureuses, comme celle de Sartre.
Ce racisme est propre à une classe dominante dont la reproduction dépend, pour une part, de la transmission du capital culturel, capital hérité qui a pour propriété d'être un capital incorporé, donc apparemment naturel, inné. Le racisme de l'intelligence est ce par quoi les dominants visent à produire une « théodicée de leur propre privilège », comme dit Weber, c'est-à-dire une justification de l'ordre social qu'ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants; qu'ils se sentent d'une essence supérieure. Tout racisme est un essentialisme et le racisme de l'intelligence est la forme de sociodicée caractéristique d'une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d'intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociétés, et pour 1'accès même aux positions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et les titres de noblesse.
Ce racisme doit aussi certaines de ses propriétés au fait que les censures à l'égard des formes d'expression grossières et brutales du racisme s'étant renforcées, la pulsion raciste ne peut plus s'exprimer que sous des formes hautement euphémisées et sous le masque de la dénégation (au sens de la psychanalyse) : le G.R.E.C.E. tient un discours dans lequel il dit le racisme mais sur un mode tel qu'il ne le dit pas. Ainsi porté à un très haut degré d'euphémisation, le racisme devient quasi méconnaissable. Les nouveaux racistes sont placés devant un problème d'optimalisation: ou bien augmenter la teneur du discours en racisme déclaré (en s'affirmant, par exemple, en faveur de l'eugénisme) mais au risque de choquer et de perdre en communicabilité, en transmissibilité, ou bien accepter de dire peu et sous une forme hautement euphémisée, conforme aux normes de censure en vigueur (en parlant par exemple génétique ou écologie), et augmenter ainsi les chances de « faire passer » le message en le faisant passer inaperçu.
Le mode d'euphémisation le plus répandu aujourd'hui est évidemment la scientifisation apparente du discours. Si le discours scientifique est invoqué pour justifier le racisme de l'intelligence, ce n'est pas seulement parce que la science représente la forme dominante du discours légitime; c'est aussi et surtout parce qu'un pouvoir qui se croit fondé sur la science, un pouvoir de type technocratique, demande naturellement à la science de fonder le pouvoir; c'est parce que l'intelligence est ce qui légitime à gouverner lorsque le gouvernement se prétend fondé sur la science et sur la compétence « scientifique » des gouvernants (on pense au rôle des sciences dans la sélection scolaire où la mathématique est devenue la mesure de toute intelligence). La science a partie liée avec ce qu'on lui demande de justifier.
Cela dit, je pense qu'il faut purement et simplement récuser le problème, dans lequel se sont laissés enfermer les psychologues, des fondements biologiques ou sociaux de l'« intelligence ». Et, plutôt que de tenter de trancher scientifiquement la question, essayer de faire la science de la question elle-même; tenter d'analyser les conditions sociales de l'apparition de cette sorte d'interrogation et du racisme de classe, qu'elle introduit. En fait, le discours du G.R.E.C.E n'est que la forme limite des discours que tiennent depuis des années certaines associations d'anciens élèves de grandes écoles, propos de chefs qui se sentent fondés en « intelligence » et qui dominent une société fondée sur une discrimination à base d'« intelligence », c'est-à-dire fondée sur ce que mesure le système scolaire sous le nom d'intelligence. L'intelligence, c'est ce que mesurent les tests d'intelligence, c'est-à-dire ce que mesure le système scolaire. Voilà le premier et le dernier mot du débat qui ne peut pas être tranché aussi longtemps que l'on reste sur le terrain de la psychologie; parce que la psychologie elle-même (ou, du moins, les tests d'intelligence) est le produit des déterminations sociales qui sont au principe du racisme de l'intelligence, racisme propre à des «élites» qui ont partie liée avec l'élection scolaire, à une classe dominante qui tire sa légitimité des classements scolaires.
Le classement scolaire est un classement social euphémisé, donc naturalisé, absolutisé, un classement social qui a déjà subi une censure, donc une alchimie, une transmutation tendant à transformer les différences de classe en différences d'«intelligence», de «don », c'est-à-dire en différences de nature. Jamais les religions n'avaient fait aussi bien. Le classement scolaire est une discrimination sociale légitimée et qui reçoit la sanction de la science. C'est là que l'on retrouve la psychologie et le renfort qu'elle a apporté depuis l'origine au fonctionnement du système scolaire. L'apparition de tests d'intelligence comme le test de Binet-Simon est liée à l'arrivée dans le système d'enseignement, avec la scolarisation obligatoire, d'élèves dont le système scolaire ne savait pas quoi faire, parce qu'ils n'étaient pas « prédisposés », « doués », c'est- à-dire dotés par leur milieu familial des prédispositions que présuppose le fonctionnement ordinaire du système scolaire : un capital culturel et une bonne volonté à l'égard des sanctions scolaires. Des tests qui mesurent la prédisposition sociale exigée par l'école - d'où leur valeur prédictive des succès scolaires - sont bien faits pour légitimer à l'avance les verdicts scolaires qui les légitiment.
Pourquoi aujourd'hui cette recrudescence du racisme de l'intelligence ? Peut-être parce que nombre d'enseignants, d'intellectuels - qui ont subi de plein fouet les contrecoups de la crise du système d'enseignement - sont plus enclins à exprimer ou à laisser s'exprimer sous les formes les plus brutales ce qui n'était jusque-là qu'un élitisme de bonne compagnie (je veux dire de bons élèves). Mais il faut aussi se demander pourquoi la pulsion qui porte au racisme de l'intelligence a aussi augmenté. Je pense que cela tient, pour une grande part, au fait que le système scolaire s'est trouvé à une date récente affronté à des problèmes relativement sans précédent avec l'irruption de gens dépourvus des prédispositions socialement constituées qu'il exige tacitement; des gens surtout qui, par leur nombre, dévaluent les titres scolaires et dévaluent même les postes qu'ils vont occuper grâce à ces titres. De là le rêve, déjà réalisé dans certains domaines, comme la médecine, du numerus clausus. Tous les racismes se ressemblent. Le numerus clausus, c'est une sorte de mesure protectionniste, analogue au contrôle de l'immigration, une riposte contre l'encombrement qui est suscitée par le phantasme du nombre, de l'envahissement par le nombre.
On est toujours prêt à stigmatiser le stigmatiseur, à dénoncer le racisme élémentaire, « vulgaire », du ressentiment petit-bourgeois. Mais c'est trop facile. Nous devons jouer les arroseurs arrosés et nous demander que1le est la contribution que les intellectuels apportent au racisme de l'intelligence. Il serait bon d'étudier .le rôle des médecins dans la médicalisation, c'est-à-dire la naturalisation, des différences sociales, des stigmates sociaux, et le rôle des psychologues, des psychiatres et des psychanalystes dans la production des euphémismes qui permettent de désigner les fils de sous-prolétaires ou d'émigrés de telle manière que les cas sociaux deviennent des cas psychologiques, les déficiences sociales, des déficiences mentales etc. Autrement dit, il faudrait analyser toutes les formes de légitimation du second ordre qui viennent redoubler la légitimation scolaire comme discrimination légitime, sans oublier les discours d'allure scientifique, le discours psychologique, et les propos mêmes que nous tenons.* *

* Intervention au Colloque du MRAP en mai 1978, parue dans Cahiers Droit et liberté (Races, sociétés et aptitudes: apports et limites de la science), 382, pages 67-71. 
** On trouvera des développements complémentaires dans : Pierre Bourdieu, " Classement, déclassement, reclassement ", Actes de la recherche en sciences sociales, 24, novembre 1978, pages 2-22.



L'intelligence, comme faculté susceptible de variations d'un individu à un autre, fut reconnue et analysée par des écrivains et des philosophes ; les expressions données en exemple par Pierre Larousse sont sans ambiguïté : avoir de l'intelligence, être dépourvu d'intelligence, faire preuve d'intelligence. Selon Edmond et Jules de Goncourt, « la mesure de l'intelligence chez les individus est le doute, l'esprit critique ; de l'inintelligence, la crédulité. » (Journal. Mémoires de la vie littéraire, 1er janvier 1862) ; critère à adjoindre à celui d’André Gide (« L’intelligence explique, l’esprit raconte seulement »).

Renan : « Tout en disant avec M. Michelet : « [Tu as chaud, les autres ont froid... ce n'est pas juste...] Oh ! qui me soulagera de la dure inégalité ! » [Le Peuple, 1846, À M. Edgar Quinet, " Exemple tiré de ma famille "], tout en reconnaissant qu'en fait d'intelligence l'inégalité est plus pénible au privilégié qu'à l'inférieur, il faut avouer que cette inégalité est dans la nature et que la formule théologique conserve ici sa parfaite vérité : tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut, mais tous ne sont pas appelés à la même perfection. » Ernest Renan (L'Avenir de la science, 1848, § XVII).

Selon un de nos mathématiciens, Laurent Schwartz (médaille Fields 1950), « Proclamer que tous les hommes sont égaux à tout point de vue et à tout instant, y compris dans leurs capacités soit en force musculaire, soit en don musical, soit en intelligence, c'est tout simplement faux. » (« L'enseignement malade de l'égalitarisme », Esprit, n° 171, mai 1991). Pour de nombreux marxistes au contraire, ceux qui refusent éternellement tout enseignement différencié dans l’enseignement primaire et en collège, l'inégalité des capacités intellectuelles ne ferait que refléter l'inégalité des conditions sociales ; il ne s'agit alors plus, selon Lucien Sève par exemple, que de réfuter « l'idéologie bourgeoise des "dons" intellectuels » (Marxisme et théorie de la personnalité, Paris: Éditions Sociales, 1974, pages 21-22) ; cette tentative de réfutation est aujourd'hui devenue un des thèmes favoris de l'idéologie égalitariste de la correction politique, idéologie portée par les pédagogistes.

" Penser par soi-même " ne signifie pas pour autant penser en se dispensant de connaître les œuvres majeures de la philosophie occidentale, celles que Louis Althusser (1918-1990) appelait, un peu péjorativement, les " textes sacrés " (expression reprise par le bistrosophe Marc Sautet), mais penser par et au delà d'elles. Cela n'exclut pas, ce serait même plutôt le contraire, la libre confrontation dialogique avec les autres : « frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui », prônait Montaigne (Essais, I, xxvi, page 153), après Socrate qui ne faisait que cela du matin au soir, et aussi du soir au matin...

« Confronter notre entendement à celui des autres, au lieu de nous isoler avec le nôtre », (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 53). Encore moins est-ce un encouragement en direction du profane, surtout si par son esprit faux il relève du type hésiodien III ..., à donner libre cours à son imagination et à parler avec la plus grande assurance de ce dont il ignore tout.

« Surprendre un esprit borné en train de philosopher, la chose est insupportable » déplorait Arthur Schopenhauer (Sur la philosophie universitaire), souscrivant ainsi aux remarques de Socrate adressées à Adimante, le frère de Platon d'Athènes, sur les finasseries produites par des gens inaptes à la philosophie ; remarques retenues par Montaigne : « Les faibles, dit Socrate, corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. » (Essais, III, viii, page 932 ; Platon, République, livre VI, 494-496).

Cette interprétation marxiste (égalitariste et obscurantiste) des Lumières, soit l'encouragement fait au profane afin qu'il s'exprime de façon déplacée, qu'il prenne la parole pour ne rien dire ou pour qu'il se raconte interminablement, se répand à grande vitesse de nos jours dans les médias (on l'observa lors des nombreuses émissions sur les cafés-philo parisiens à la fin des années 1990), à cause du dévoiement massif des concepts de démocratisation et de culture. On est bien loin des définitions admises de la culture classique ou académique :
- apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité (Nietzsche) ;
- le processus de symbolisation d’un groupe social (Pierre Kaufmann) ;
- l’ensemble des œuvres de l’esprit humain (François Furet).On n’entend plus aujourd’hui par culture qu’une appartenance héritée du simple fait de la naissance dans une civilisation donnée, une identité (Robert Legros).

Comme le montrèrent Jacques Bouveresse et Jean-François Mattéi, inter alii, il se trouve que, pour tout un tas de raisons, le vague, le faux, le confus, le superficiel, l’invérifié, l'immédiat et le médiatique, l’immédiatique, dominent aujourd'hui l'espace public alors que non pas toute relation au savoir, mais toute relation au savoir non-technique en est chassée (Cf Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris : Grasset, 1993 ; Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir, 1999 ; Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure. Essai sur l'immonde moderne, Paris : PUF, 1999).

Louis Althusser souhaitait que l'on procède « avec patience et rigueur et sans jamais se payer de mots, en exigeant toujours (Kant, Marx), de " penser par soi-même " » (" Situation politique, analyse concrète ", L'Avenir dure longtemps, Paris: Stock/IMEC, 1994, page 526) ; il situait ainsi bien tardivement les vœux hésiodien, socratique, et dalembertien, et ne craignait vraiment pas le ridicule de l'évocation du nom de ... Karl Marx dans ce contexte, ses disciples ayant bien trop souvent donné le fort mauvais exemple du sectarisme et du dogmatisme ... Althusser lui-même reconnut avoir été " converti au communisme " par Pierre Courrèges (L'Avenir dure longtemps, page 129) ; dès 1937, André Gide se désolait : « Combien de jeunes marxistes d'aujourd'hui, empêtrés dans la " dialectique ", jurent par [Karl] Marx comme on jurait autrefois par Aristote. Leur " culture " commence et finit au marxisme. » (Journal, "Feuillets", été 1937).

Au contraire, Kant, lorsqu'il écrivait : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! » (Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784) entendait-il bien, loin de toute tabula rasa faite du passé culturel du monde occidental, souligner le lien essentiel existant entre le rationalisme grec (voir l’ouvrage collectif La Naissance de la raison en Grèce - Actes du congrès de Nice mai 1987, Paris : PUF, 1990 ; ouvrage dirigé par Jean-François Mattéi) – celui-là même dont les principes ont suscité le développement des mathématiques et des sciences exactes – et celui de l'Humanisme, des Latins aux Lumières. Les principes rationnels d'homogénéité et de spécification que le philosophe de Königsberg exposait dans la Critique de la raison pure (Appendice de la Dialectique transcendantale), trouvent leur origine dans la philosophie platonicienne.

Le propre de l'Humanisme et des Lumières, c'est plutôt la reconquête, contre les croyances et la morale religieuse alors établies, contre des siècles de domination intellectuelle chrétienne, de l’aristocratique (et non pas démocratique) liberté de conscience, de recherche scientifique et d'opinion ; « Dans un État libre il est loisible à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense. » (Spinoza, Traité théologico-politique, XX : " In libera Republica unicuique et sentire, qua velit, et qua sentiat discere licere. ") ; « l'esprit qui est naturellement indépendant se révolte contre l'autorité. » (Fontenelle, Rêveries diverses). C’est la conscience de l’attrait du faux, et de sa déplorable facilité à circuler, pour la plus grande partie du peuple ; « L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges », notait La Fontaine (Fables, IX, 6). C'est la conquête de la laïcité et la promotion de la tolérance (quelles que soient les ambigüités de cette notion), c'est donc la reprise de l'expansion d'un rationalisme qui venait, lui, de bien plus loin, mais qui se libérait peu à peu de la longue domination des censeurs chrétiens et de leurs dogmes. Les Lumières, c’est la diffusion de l’athéisme et la possibilité nouvelle de la critique de la foi. Celui qui pense par lui-même récusera autant qu'il est possible (et pratiquement cela ne l'est pas toujours), tout argument d'autorité, toute " Révélation ".

« Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité », voilà les conditions de l'instruction véritable que l'auteur des Essais attendait d'un précepteur ; la conscience et la vertu du jeune homme n'auront "que la raison pour guide" (I, xxvi, pages 151 et 155 de l'édition Villey/PUF). L'étamine, c'est ici, non la foi religieuse (que Montaigne ne partageait pas), mais le filtre, l'esprit critique; Condorcet exigeait que les droits de l'homme eux-mêmes n'y échappent pas ; il refusait par avance l'institution d'un oxymoral " Culte de la Raison ", d'une religion civile : « Ni la constitution française, ni même la déclaration des droits, ne seront présentés à aucune classe des citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire. » (Condorcet, Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, 20-21 avril 1792).

Mais avant de s'enhardir à penser par soi-même, il faudrait, selon le conseil du latin Térence dans le prologue de L'Andrienne, prendre connaissance, sans précipitation (le mal du siècle), des éléments du débat ; plus généralement, il conviendrait de suspendre le jugement pendant le temps pris pour s'informer et se documenter, largement et précisément, pour assimiler cette documentation et l’intégrer dans des connaissances. Le principe du libre examen implique donc la capacité de douter et l'absence de précipitation ; ce doute n'est ni une fin en soi, ni un négativisme, seulement une ouverture de l'esprit à la connaissance de plus de réel, à l'objectivité, à la pensée d'autrui, aux faits et aux textes qu'il invoque. Lire d'abord sans y glisser d'interprétation, lentement, à la manière d'un philologue. Un professeur de littérature suggéra qu'avant de lire entre les lignes, il convenait de lire [correctement] les lignes ... Dans cette perspective de travail, plus que la somme des connaissances acquises, c'est la probité et la qualité de la relation positive au savoir, la présence de ce que Blaise Pascal appelait libido sciendi (désir de connaître), qui constitue le "naturel philosophe", concept platonicien longuement analysé par Monique Dixsaut dans sa thèse d'État (Le Naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon, Paris : Belles Lettres/Vrin, 1985, 2e édition 1994). Si la philosophie, et la psychanalyse, peuvent beaucoup contre l’ignorance ouverte, le désir de savoir non satisfait, elles ne peuvent rien contre les esprits faux ; Monique Dixsaut dit volontiers qu’elle n’est pas le « médecin des incurables ».

« Vive la physique ! Et davantage encore ce qui nous y contraint – notre probité ! », clame Frédéric Nietzsche (Le Gai savoir, IV Sanctus Januarius, § 335). Ce naturel philosophe, cette disposition de probité, restera longtemps l'apanage du petit nombre méritant (Selon Platon, Jamblique, le post-Anciens Montaigne, Voltaire, Nietzsche, Heidegger, et alii) hors de l'universalité donc, mais, le plus souvent, dans l'intérêt général. Pour Thomas Carlyle, « C'est le privilège permanent de l'imbécile que d'être gouverné par le sage ; être guidé suivant le bon chemin par ceux qui en savent plus. C'est le premier droit de l'homme » (Latter-day Pamphlets, 1850, 1).
Le devoir de l'État républicain serait de reconnaître, contre le courant égalitariste d'aujourd’hui, que les êtres humains n'ont ni l'envie ni la possibilité d'être identiques. La puissance publique devrait en particulier maintenir l'autonomie de la sphère intellectuelle (en renforçant l’autonomie des Universités) aussi bien contre les offensives obscurantistes de la démocratie radicalisée, oublieuse de l’autre pied d’une société évoluée – la culture – que contre certaines dérives de la "loi" du marché. Or les droits nouveaux des groupes et communautés dans la société de médiatisation, la pédagogie centrée sur les élèves « tels qu'ils sont » (en réalité nivelée basse), et le politiquement correct – défenseur des "cultures" communautaires et de leurs indigentes langues régionales – se rejoignent pour exiger la fin de la "dictature" de la culture classique dite élitiste et la disparition de cette culture occidentale qu'admirait Jean Jaurès ; notre origine gréco-latine ne serait plus aujourd'hui que l'œuvre coupable de mâles blancs chrétiens, hétérosexuels et antisémites, bref, à tous points de vue infréquentables ; voir la réaction de Bernard Lewis, " La culture occidentale doit disparaître ", Commentaire, n° 43, automne 1988, pages 819-820 (Traduction de "Western Culture must go", The Wall Street Journal (Europe), 2 mai 1988). Ces prétentions et ces exigences se rencontrent aujourd'hui pour promouvoir le Diktat de l'utilité et pour renforcer un " déclin régulier de l'intelligence critique ", une " solide indifférence à la lecture des textes critiques de la tradition " (Jean-Claude Michéa, L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Montpellier : Climats, 1999). Dès 1979, Christopher Lasch (1932/1994) parlait de " decline of critical thought ", " erosion of intellectual standards " (The Culture of Narcissism, 1979, VI, " Schooling and the New Illiteracy ", page 125), et de " steady decline of basic intellectual skills " (Ibid., page 128).

Frédéric Nietzsche, passant ce message : « Un haut niveau d'humanité sera possible quand l'Europe des nations sera un sombre passé oublié, mais vivra encore dans trente livres très anciens et jamais oubliés, ses classiques » (Humain, trop humain, II, " Le Voyageur et son ombre ", § 125), rejoignait Dante Alighieri, selon qui « Le terme extrême proposé à la puissance de l'humanité [était] l'intelligence » (Monarchie, I, iii-iv).