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dimanche 18 juin 2023

L'ESPRIT FAUX, ET AUTRES TYPES HÉSIODIENS


I / Penser par soi-même
II / Le type I d'Hésiode
III / Définition du concept d'intelligence
IV / Analyse originale de Nicolò Franco

I / Penser par soi-même, ou penser sa pensée,

ce pourrait fort bien être une définition efficace et exacte de la philosophie (en revanche, on ne comprend pas bien ce que certains ont voulu dire en proposant des formules telles que « penser sa vie », ou « vivre sa pensée »). À l’aube de la philosophie occidentale, l'existence de différences intellectuelles entre les êtres humains (différences niées par la correction politique contemporaine), était clairement perçue. Ainsi le poète Homère (fin du -VIIIe siècle) faisait-il dire à son héros Ulysse que :
« en ce qui concerne l'esprit, les Dieux n'accordent pas les mêmes avantages à tous les hommes. » (Odyssée, VIII, 167).
Le meilleur des hommes est celui qui pense par lui-même à ce qui, plus tard et jusqu'au terme, sera le mieux ", écrivait, peu après Homère, l’autre grand poète grec de l’époque, Hésiode (vers l'an -700) dans Les Travaux et les jours (ligne 293).


« S’entretenir avec un homme que l'on tient pour un homme, c’est s’informer de ses opinions et lui découvrir en détail les siennes propres. » (Épictète, Entretiens, III, ix, 12). Car penser par soi-même, ce n'est certainement pas penser dans sa tour d'ivoire. Cette phrase d'Épictète pourrait être la devise de facebook, ça l'est pour un certain nombre de ses membres.

" Penser d'après soi " et " penser par soi-même ", formules de Voltaire (1736)



puis de D'Alembert (Discours préliminaire, in Encyclopédie..., tome I, 1751), et " osez penser par vous-même ", injonction répétée de Voltaire (Dictionnaire philosophique, " Liberté de penser ", édition de 1765), voilà ce que l'on présente presque toujours comme constituant l'idéal neuf et original des Lumières ; ainsi faisait même Kant, peu après D'Alembert et Voltaire :
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! est aussi la devise des Lumières. » (Qu'est-ce que les Lumières?, 1784. La source de l'expression latine est Horace, aux Épîtres, I, ii, 40 : " Ose être sage : commence. Qui retarde l'heure de vivre honnêtement attend comme le campagnard que le fleuve ait cessé de couler " ; c’était la devise de Pierre Gassendi.). [Sapere aude! Habe Mut, dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.] 
Selbst zu denken : « La maxime de penser par soi-même en tout temps, c'est les Lumières. » (Qu’appelle-t-on : s'orienter dans la pensée ?, 1786 : Die Maxime, jederzeit selbst zu denken, ist die Auflärung).

Nicolas de Condorcet, dans le Journal d'instruction sociale par les citoyens Condorcet, Sieyès et Duhamel, 1793, " Prospectus " :


   Il s'agissait là d'une exigence fondamentale de toute la science et du meilleur de la philosophie depuis les Grecs ; « Toute la probité de la connaissance  elle était déjà là ! depuis plus de deux mille ans ! [die ganze Rechtschaffenheit der Erkenntniss — sie war bereits da! vor mehr als zwei Jahrtausenden bereits !] » notait Nietzsche dans L’Antéchrist (§ 59) ; l’expression « raison des Lumières » est donc historiquement  inadéquate ; et contrairement à ce qu'avait déclaré Michel Onfray, la philosophie des Lumières n'était pas née avec Montaigne.

* * * * *
Ce type I d'Hésiode correspond à " celui qui est davantage pourvu de Logos que les autres " selon Héraclite d’Éphèse, au " naturel philosophe " selon Platon (République, VI), à ceux qui " savent chercher " selon Archytas de Tarente ; également à la " tête bien faite " que Michel de Montaigne souhaitait, non chez l'élève car on ne le choisissait déjà pas à l'époque, mais seulement chez un précepteur ou conducteur. Il correspond, enfin, à l'être intelligent selon notre façon de parler presque contemporaine (avant la correction politique issue notamment de mai 1968).

Le type II est " celui qui se rend aux bons avis "


(Travaux..., ligne 295), ce qui correspond à l'esclave par nature selon Aristote : il n'a la raison en partage que dans la mesure où il la perçoit chez les autres (Les Politiques, I, v, 1254b) ; c'est aussi bien l'état de tutelle selon Kant : " La minorité, c'est l'incapacité de se servir de son intelligence sans utiliser la direction d'un autre. Cette minorité est coupable quand ce n'est pas le manque d'intelligence qui en est la cause mais le manque de décision et de courage à s’en servir sans utiliser la direction d'un autre. " (Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784) ; chez l'enfant à instruire, cette incapacité est, idéalement, provisoire.

De ces individus du deuxième type hésiodien, lorsqu'ils sont adultes, on dit généralement qu'ils ont du bon sens (" cette amorce de raison qu'est le simple bon sens ", écrit Adrien Barrot). Lors de l'éducation selon cet idéal humaniste, la méthode érotématique dialogique, c'est-à-dire par questions et réponses, vise à obtenir la transformation du type II en type I.

  lE type III, le pénible (comme on dit dans le 1-3), le " mauvais homme [schlechter Mann selon la traduction de Nietzsche] qui ne sait ni voir par lui-même ni accueillir conseils d'autrui " (Travaux, lignes 296-297),
correspond précisément au sot avec lequel " il est impossible de traiter de bonne foi ", aux " esprits ineptes et mal nés ", à l' " esprit mal rangé " et à la bêtise selon Montaigne (Essais, III, viii, pages 925, 926, 927 et 929 de l'édition Villey/PUF/Quadrige, pages 970, 972 et 974 de l'édition Gallimard/Pléiade/2007) ; à l'esprit faux ou boiteux selon Blaise Pascal (Pensées, Br. 1, Br 80), ou selon François VI de La Rochefoucauld :
« On est faux en différentes manières. Il y a des hommes faux qui veulent toujours paraître ce qu’ils ne sont pas. Il y en a d’autres, de meilleure foi, qui sont nés faux, qui se trompent eux-mêmes, et qui ne voient jamais les choses comme elles sont. Il y en a dont l’esprit est droit, et le goût faux. D’autres ont l’esprit faux, et ont quelque droiture dans le goût. Et il y en a qui n’ont rien de faux dans le goût, ni dans l’esprit. Ceux-ci sont très rares, puisque, à parler généralement, il n’y a presque personne qui n’ait de la fausseté dans quelque endroit de l’esprit ou du goût. » (Réflexions Diverses, XIII. Du faux).
à l'esprit faux encore selon Voltaire (Dictionnaire philosophique, édition de 1765, " Esprit faux ") :
« Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits assez justes d’ailleurs, qui sont absolument faux sur des choses importantes ? Pourquoi ce même Siamois qui ne se laissera jamais tromper quand il sera question de lui compter trois roupies, croit-il fermement aux métamorphoses de Sammonocodom ? [...]
Les plus grands génies peuvent avoir l’esprit faux sur un principe qu’ils ont reçu sans examen. Newton avait l’esprit très faux quand il commentait l’Apocalypse.
Tout ce que certains tyrans des âmes désirent, c’est que les hommes qu’ils enseignent aient l’esprit faux. » (article développé dans les Questions sur l'Encyclopédie, 1770-1774, "Esprit", section VI,)

ou encore à la bêtise, " quelque chose d'inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. " selon Gustave Flaubert, lettre à l'oncle François Parain, 6 octobre 1850 (1), insensible à toute correction. Ce type d'esprit se rencontre assez souvent chez les autodidactes purs.

Démocrite : « Vouloir raisonner quelqu'un qui se figure être intelligent, c'est perdre son temps. » Stobée, Florilège, III, x, 42, cité dans Les Présocratiques, fragment B LII (Édition Jean-Paul Dumont, Paris : Gallimard, 1988, collection " Bibliothèque de la Pléiade ").

Platon : « Je n'aime pas à blâmer ; la race des sots est en effet innombrable ; tellement que, si on prend plaisir à les reprendre, on trouve à critiquer à satiété. » (Protagoras, XXXI, 346c).

Ces trois types hésiodiens, " hiérarchie des êtres " selon Christine Hunzinger (maître de conférences à Sorbonne-Université), furent repris par Aristote :
ᾧ δὲ μηδέτερον ὑπάρχει τούτων, ἀκουσάτω τῶν Ἡσιόδου : “οὗτος μὲν πανάριστος ὃς αὐτὸς πάντα νοήσῃ,ἐσθλὸς δ᾽ αὖ κἀκεῖνος ὃς εὖ εἰπόντι πίθηται.
ὃς δέ κε μήτ᾽ αὐτὸς νοέῃ μήτ᾽ ἄλλου ἀκούων
ἐν θυμῷ βάλληται, ὃ δ᾽ αὖτ᾽ ἀχρήιος ἀνήρ.
Éthique à Nicomaque, I, iv, 1095b : " Celui-là a une supériorité absolue, qui sait tout par lui-même
Sage aussi est celui qui écoute les bons conseils ;
Mais ne savoir rien par soi-même et ne pas graver dans son cœur
Les paroles d'autrui, c'est n'être absolument bon à rien. "

Ensuite par le stoïcien Zénon (voir plus loin), par Cicéron, Tite-Live (Histoire romaine, XXII, xxix, 8), Aristide, Clément d'Alexandrie, ainsi que par Diogène Laërce :
« Il [Zénon de Kitium] aurait aussi récrit de la sorte les vers d'Hésiode ;
Le meilleur, c'est celui qui obéit à l'homme qui parle bien,
mais il est bon aussi celui qui pense tout par lui-même,
car celui qui est capable de bien écouter ce qui est dit et de le mettre à profit est meilleur que celui qui a tout conçu par lui-même. À l'un n'appartient en effet que la conception, tandis qu'à celui qui sait obéir s'ajoute aussi la pratique. »
Vies et doctrines, VII " Zénon de Kitium ", §§ 25-26.
Machiavel distinguait des " cerveaux de trois sortes, les uns qui entendent les choses d'eux-mêmes, les autres quand elles leur sont enseignées, les troisièmes qui ni par soi-même ni par entendement d'autrui veulent rien comprendre " ; Le Prince, XXII " Des secrétaires des princes ", traduction d'Edmond Barinco (Gallimard, 1952), qui résume joliment en note : " Hésiode distingue l'homme supérieur du médiocre et du bon à rien. ".

Traduction de Jean Vincent Périès (1825) : « On peut distinguer trois ordres d’esprit, savoir : ceux qui comprennent par eux-mêmes, ceux qui comprennent lorsque d’autres leur démontrent, et ceux enfin qui ne comprennent ni par eux-mêmes, ni par le secours d’autrui. Les premiers sont les esprits supérieurs, les seconds les bons esprits, les troisièmes les esprits nuls. » [E perché sono di tre generazione cervelli, l'uno intende da sé, l'altro discerne quello che altri intende, el terzo non intende né sé né altri, quel primo è eccellentissimo, el secondo eccellente, el terzo inutile.]

On est bien surpris de ne pas en trouver mention chez Montaigne. Il faut attendre Nicolo Franco :


Puis Frédéric Nietzsche mentionnant les trois possibilités hésiodiques :
Fragments posthumes Mp XII 2 hiver 1871-72 - printemps 1782, 18[3] et 18[4]).

La division de l'Humanité en trois types intellectuels se retrouve également dans cette pensée :  " ...[Henry Thomas Buckle's] thoughts and conversations were always on a high level, and I recollect a saying of his which not only greatly impressed me at the time, but which I have ever since cherished as a test of the mental calibre of friends and acquaintances. Henry Thomas Buckle  [1821-1862] said, in his dogmatic way :
Charles Stewart, Haud immemor [Je ne l'oublierai pas]. Reminescences of legal and social life in Edinburgh and London. 1850-1900, 1901, page 33 : 
«  Men and women range themselves into three classes or orders of intelligence ; you can tell the lowest class by their habit of always talking about persons, the next by the fact that their habit is always to converse about things ; the highest by their preference for the discussion of ideas. »
Le concept d'intelligence est défini depuis l'époque moderne comme " connaissance distincte de l'objet de la délibération " par Leibniz, comme " compréhension nette et facile " par Littré, comme " aptitude à comprendre, pénétration d'esprit ", par Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire Universel ; par Henri Bergson comme « faculté d'arranger "raisonnablement" les concepts et de manier convenablement les mots » (La Pensée et le mouvant, 1934), comme « faculté d'adaptation » par André Gide ; c'est, pour le neurologue et psychologue suisse Édouard Claparède, « la capacité de résoudre par la pensée des problèmes nouveaux. ». Selon Merleau-Ponty, il s'agirait d'une " réorganisation active du champ perceptif " (2).
« L’intelligence explique, l’esprit raconte seulement » nota encore André Gide dans son Journal.

Quelques psychologues et sociologues contestèrent la pertinence du concept : Howard Gardner, et en France Michel Deleau et Pierre Bourdieu, entre autres.
Le terme intelligence artificielle, en fait un abus de langage, a été promu par le mathématicien et informaticien américain John McCarthy en 1956 lors de la conférence de Dartmouth College (New Hampshire, USA).
L'Américain Robert Sternberg introduisit en 1988 les notions d'intelligence pratique et d'intelligence créative ou imaginative., réservant (en gros) la qualification d'intelligence analytique à l'intelligence classiquement définie.
Le terme d’intelligence émotionnelle fut proposé en 1989 par les psychologues américains Peter Salovey et John D. Mayer. Ils la définissent comme " the ability to monitor one's own and other people's emotions, to discriminate between different emotions and label them appropriately, and to use emotional information to guide thinking and behavior " (la capacité à contrôler ses émotions et celles des autres, à faire la distinction entre elles et à utiliser cette information pour guider la pensée et le comportement.)

Pour le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) – l'intelligence n’était que "ce que mesure le système scolaire (3) " (cf Alfred Binet, « l’intelligence, c’est ce que mesure mon test »). 

Dommage que cette analyse originale sur la haine qui résulte de ces conflits n'ait pas été poursuivie plus longuement par Montaigne, à propos du concept d'ineptie, dans son fameux chapitre "L'art de conférer" (Essais, III, viii).
Nicolò Franco, Dix plaisants dialogues, III, 1579 (Dialoghi piacevolissimo, 1540) :
« Hésiode très ancien poète a écrit qu'il y a trois sortes d'hommes : aucuns sont sages, qui se savent se vertueusement conduire, sans le conseil d'autrui: les autres n'ont pas ce don de nature, et connaissant le peu de jugement qui est en eux, se gouvernent par le conseil d'autrui, desquels on doit certainement faire cas, combien qu'ils ne soient parfaits, pour ce qu'ils ont plus de sagesse que de folie : les autres, d'eux-mêmes ont bien peu de jugement, et néanmoins présument tant de leurs personnes, qu'ils ne font compte du sain et parfait jugement d'autrui : et ceux-là sont véritablement aveugles, pour ce qu'ils ne voient guères, ou du tout rien, et sont sourds, pour ce qu'ils ne veulent entendre ceux-là qui les conseillent sagement : au nombre desquels facilement vous pourrez mettre celui qui entendra ce que vous vous êtes induit en la fantaisie, que vous pensez bien devoir retourner à profit et avantage, tant vous êtes dépourvu de sens et de jugement. Il n’y a chose en l’homme plus vitupérable que la fausse persuasion imprimée en l’entendement pour la dernière [la plus sûre] : car de là procèdent deux très grandes haines. La première vient de celui qui écoute, pour ce que l’écoutant, il est contraint de haïr soudainement celui qui a une telle persuasion. L’autre vient de celui qui se persuade telle chose, et est plus grande que la première, en tant qu’il se fait accroire être louable ce qu’il imagine, de manière qu’à l’instant il porte une haine mortelle à celui qui se détracte de telle imagination. » (traduction Gabriel Chappuys).
   Blaise Pascal ne fit qu'effleurer la question. Arthur Schopenhauer fit bien état du phénomène, mais sans distinguer suffisamment l'un de l'autre les deuxième et troisième types hésiodiens. La Bruyère estimait que
« C'est abréger et s'épargner mille discussions, que de penser de certaines gens qu'ils sont incapables de parler juste, et de condamner ce qu'ils disent, ce qu'ils ont dit, et ce qu'ils diront. » (Les Caractères, "Jugements", § 70) ;
et plus loin :
« Tout l'esprit qui est au monde est inutile à celui qui n'en a point ; il n'a nulles vues, et il est incapable de profiter de celles d'autrui. » (Ibid., "De l'homme", § 87).
  " Parler juste " ... Pour l'esprit faux, les termes sont interchangeables, et pour échapper à la critique de ce qu'il a dit, il parle aussitôt avec d'autres mots ; c'est un des grands moyens de la mauvaise foi.

NOTES

1. « Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a sur la colonne de Pompée écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thompson, et par conséquent sans penser à Thompson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. Que dis-je ? Il l’écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. N’est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien, dans la vie, n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ? Et puis, c’est qu’ils nous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais, comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroce. »  Gustave Flaubert, lettre à François Parain, 6 octobre 1850).

2. On sait que l'intelligence fut l'objet de nombreuses tentatives de mesures par Francis Galton (1822/1911), James McKeen Cattell, Alfred Binet, Lewis M. Terman, David Wechsler, Raimond B. Cattell et René Zazzo (inter alii).

3. 
LE RACISME DE L'INTELLIGENCE *
Pierre Bourdieu
Questions de sociologie
Editions de Minuit, 1980 (pages 264-268)

Je voudrais dire d'abord qu'il faut avoir à l'esprit qu'il n'y a pas un racisme, mais des racismes : il y a autant de racismes qu'il y a de groupes qui ont besoin de se justifier d'exister comme ils existent, ce qui constitue la fonction invariante des racismes.
Il me semble très important de porter l'analyse sur les formes du racisme qui sont sans doute les plus subtiles, les plus méconnaissables, donc les plus rarement dénoncées, peut-être parce que les dénonciateurs ordinaires du racisme possèdent certaines des propriétés qui inclinent à cette forme de racisme. Je pense au racisme de l'intelligence. Le racisme de l'intelligence est un racisme de classe dominante qui se distingue par une foule de propriétés de ce que l'on désigne habituellement comme racisme, c'est-à-dire le racisme petit-bourgeois qui est l'objectif central de la plupart des critiques classiques du racisme, à commencer par les plus vigoureuses, comme celle de Sartre.
Ce racisme est propre à une classe dominante dont la reproduction dépend, pour une part, de la transmission du capital culturel, capital hérité qui a pour propriété d'être un capital incorporé, donc apparemment naturel, inné. Le racisme de l'intelligence est ce par quoi les dominants visent à produire une « théodicée de leur propre privilège », comme dit Weber, c'est-à-dire une justification de l'ordre social qu'ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants; qu'ils se sentent d'une essence supérieure. Tout racisme est un essentialisme et le racisme de l'intelligence est la forme de sociodicée caractéristique d'une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d'intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociétés, et pour 1'accès même aux positions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et les titres de noblesse.
Ce racisme doit aussi certaines de ses propriétés au fait que les censures à l'égard des formes d'expression grossières et brutales du racisme s'étant renforcées, la pulsion raciste ne peut plus s'exprimer que sous des formes hautement euphémisées et sous le masque de la dénégation (au sens de la psychanalyse) : le G.R.E.C.E. tient un discours dans lequel il dit le racisme mais sur un mode tel qu'il ne le dit pas. Ainsi porté à un très haut degré d'euphémisation, le racisme devient quasi méconnaissable. Les nouveaux racistes sont placés devant un problème d'optimalisation: ou bien augmenter la teneur du discours en racisme déclaré (en s'affirmant, par exemple, en faveur de l'eugénisme) mais au risque de choquer et de perdre en communicabilité, en transmissibilité, ou bien accepter de dire peu et sous une forme hautement euphémisée, conforme aux normes de censure en vigueur (en parlant par exemple génétique ou écologie), et augmenter ainsi les chances de « faire passer » le message en le faisant passer inaperçu.
Le mode d'euphémisation le plus répandu aujourd'hui est évidemment la scientifisation apparente du discours. Si le discours scientifique est invoqué pour justifier le racisme de l'intelligence, ce n'est pas seulement parce que la science représente la forme dominante du discours légitime; c'est aussi et surtout parce qu'un pouvoir qui se croit fondé sur la science, un pouvoir de type technocratique, demande naturellement à la science de fonder le pouvoir; c'est parce que l'intelligence est ce qui légitime à gouverner lorsque le gouvernement se prétend fondé sur la science et sur la compétence « scientifique » des gouvernants (on pense au rôle des sciences dans la sélection scolaire où la mathématique est devenue la mesure de toute intelligence). La science a partie liée avec ce qu'on lui demande de justifier.
Cela dit, je pense qu'il faut purement et simplement récuser le problème, dans lequel se sont laissés enfermer les psychologues, des fondements biologiques ou sociaux de l'« intelligence ». Et, plutôt que de tenter de trancher scientifiquement la question, essayer de faire la science de la question elle-même; tenter d'analyser les conditions sociales de l'apparition de cette sorte d'interrogation et du racisme de classe, qu'elle introduit. En fait, le discours du G.R.E.C.E n'est que la forme limite des discours que tiennent depuis des années certaines associations d'anciens élèves de grandes écoles, propos de chefs qui se sentent fondés en « intelligence » et qui dominent une société fondée sur une discrimination à base d'« intelligence », c'est-à-dire fondée sur ce que mesure le système scolaire sous le nom d'intelligence. L'intelligence, c'est ce que mesurent les tests d'intelligence, c'est-à-dire ce que mesure le système scolaire. Voilà le premier et le dernier mot du débat qui ne peut pas être tranché aussi longtemps que l'on reste sur le terrain de la psychologie; parce que la psychologie elle-même (ou, du moins, les tests d'intelligence) est le produit des déterminations sociales qui sont au principe du racisme de l'intelligence, racisme propre à des «élites» qui ont partie liée avec l'élection scolaire, à une classe dominante qui tire sa légitimité des classements scolaires.
Le classement scolaire est un classement social euphémisé, donc naturalisé, absolutisé, un classement social qui a déjà subi une censure, donc une alchimie, une transmutation tendant à transformer les différences de classe en différences d'«intelligence», de «don », c'est-à-dire en différences de nature. Jamais les religions n'avaient fait aussi bien. Le classement scolaire est une discrimination sociale légitimée et qui reçoit la sanction de la science. C'est là que l'on retrouve la psychologie et le renfort qu'elle a apporté depuis l'origine au fonctionnement du système scolaire. L'apparition de tests d'intelligence comme le test de Binet-Simon est liée à l'arrivée dans le système d'enseignement, avec la scolarisation obligatoire, d'élèves dont le système scolaire ne savait pas quoi faire, parce qu'ils n'étaient pas « prédisposés », « doués », c'est- à-dire dotés par leur milieu familial des prédispositions que présuppose le fonctionnement ordinaire du système scolaire : un capital culturel et une bonne volonté à l'égard des sanctions scolaires. Des tests qui mesurent la prédisposition sociale exigée par l'école - d'où leur valeur prédictive des succès scolaires - sont bien faits pour légitimer à l'avance les verdicts scolaires qui les légitiment.
Pourquoi aujourd'hui cette recrudescence du racisme de l'intelligence ? Peut-être parce que nombre d'enseignants, d'intellectuels - qui ont subi de plein fouet les contrecoups de la crise du système d'enseignement - sont plus enclins à exprimer ou à laisser s'exprimer sous les formes les plus brutales ce qui n'était jusque-là qu'un élitisme de bonne compagnie (je veux dire de bons élèves). Mais il faut aussi se demander pourquoi la pulsion qui porte au racisme de l'intelligence a aussi augmenté. Je pense que cela tient, pour une grande part, au fait que le système scolaire s'est trouvé à une date récente affronté à des problèmes relativement sans précédent avec l'irruption de gens dépourvus des prédispositions socialement constituées qu'il exige tacitement; des gens surtout qui, par leur nombre, dévaluent les titres scolaires et dévaluent même les postes qu'ils vont occuper grâce à ces titres. De là le rêve, déjà réalisé dans certains domaines, comme la médecine, du numerus clausus. Tous les racismes se ressemblent. Le numerus clausus, c'est une sorte de mesure protectionniste, analogue au contrôle de l'immigration, une riposte contre l'encombrement qui est suscitée par le phantasme du nombre, de l'envahissement par le nombre.
On est toujours prêt à stigmatiser le stigmatiseur, à dénoncer le racisme élémentaire, « vulgaire », du ressentiment petit-bourgeois. Mais c'est trop facile. Nous devons jouer les arroseurs arrosés et nous demander que1le est la contribution que les intellectuels apportent au racisme de l'intelligence. Il serait bon d'étudier .le rôle des médecins dans la médicalisation, c'est-à-dire la naturalisation, des différences sociales, des stigmates sociaux, et le rôle des psychologues, des psychiatres et des psychanalystes dans la production des euphémismes qui permettent de désigner les fils de sous-prolétaires ou d'émigrés de telle manière que les cas sociaux deviennent des cas psychologiques, les déficiences sociales, des déficiences mentales etc. Autrement dit, il faudrait analyser toutes les formes de légitimation du second ordre qui viennent redoubler la légitimation scolaire comme discrimination légitime, sans oublier les discours d'allure scientifique, le discours psychologique, et les propos mêmes que nous tenons.* *

* Intervention au Colloque du MRAP en mai 1978, parue dans Cahiers Droit et liberté (Races, sociétés et aptitudes: apports et limites de la science), 382, pages 67-71. 
** On trouvera des développements complémentaires dans : Pierre Bourdieu, " Classement, déclassement, reclassement ", Actes de la recherche en sciences sociales, 24, novembre 1978, pages 2-22.



L'intelligence, comme faculté susceptible de variations d'un individu à un autre, fut reconnue et analysée par des écrivains et des philosophes ; les expressions données en exemple par Pierre Larousse sont sans ambiguïté : avoir de l'intelligence, être dépourvu d'intelligence, faire preuve d'intelligence. Selon Edmond et Jules de Goncourt, « la mesure de l'intelligence chez les individus est le doute, l'esprit critique ; de l'inintelligence, la crédulité. » (Journal. Mémoires de la vie littéraire, 1er janvier 1862) ; critère à adjoindre à celui d’André Gide (« L’intelligence explique, l’esprit raconte seulement »).

Renan : « Tout en disant avec M. Michelet : « [Tu as chaud, les autres ont froid... ce n'est pas juste...] Oh ! qui me soulagera de la dure inégalité ! » [Le Peuple, 1846, À M. Edgar Quinet, " Exemple tiré de ma famille "], tout en reconnaissant qu'en fait d'intelligence l'inégalité est plus pénible au privilégié qu'à l'inférieur, il faut avouer que cette inégalité est dans la nature et que la formule théologique conserve ici sa parfaite vérité : tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut, mais tous ne sont pas appelés à la même perfection. » Ernest Renan (L'Avenir de la science, 1848, § XVII).

Selon un de nos mathématiciens, Laurent Schwartz (médaille Fields 1950), « Proclamer que tous les hommes sont égaux à tout point de vue et à tout instant, y compris dans leurs capacités soit en force musculaire, soit en don musical, soit en intelligence, c'est tout simplement faux. » (« L'enseignement malade de l'égalitarisme », Esprit, n° 171, mai 1991). Pour de nombreux marxistes au contraire, ceux qui refusent éternellement tout enseignement différencié dans l’enseignement primaire et en collège, l'inégalité des capacités intellectuelles ne ferait que refléter l'inégalité des conditions sociales ; il ne s'agit alors plus, selon Lucien Sève par exemple, que de réfuter « l'idéologie bourgeoise des "dons" intellectuels » (Marxisme et théorie de la personnalité, Paris: Éditions Sociales, 1974, pages 21-22) ; cette tentative de réfutation est aujourd'hui devenue un des thèmes favoris de l'idéologie égalitariste de la correction politique, idéologie portée par les pédagogistes.

" Penser par soi-même " ne signifie pas pour autant penser en se dispensant de connaître les œuvres majeures de la philosophie occidentale, celles que Louis Althusser (1918-1990) appelait, un peu péjorativement, les " textes sacrés " (expression reprise par le bistrosophe Marc Sautet), mais penser par et au delà d'elles. Cela n'exclut pas, ce serait même plutôt le contraire, la libre confrontation dialogique avec les autres : « frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui », prônait Montaigne (Essais, I, xxvi, page 153), après Socrate qui ne faisait que cela du matin au soir, et aussi du soir au matin...

« Confronter notre entendement à celui des autres, au lieu de nous isoler avec le nôtre », (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 53). Encore moins est-ce un encouragement en direction du profane, surtout si par son esprit faux il relève du type hésiodien III ..., à donner libre cours à son imagination et à parler avec la plus grande assurance de ce dont il ignore tout.

« Surprendre un esprit borné en train de philosopher, la chose est insupportable » déplorait Arthur Schopenhauer (Sur la philosophie universitaire), souscrivant ainsi aux remarques de Socrate adressées à Adimante, le frère de Platon d'Athènes, sur les finasseries produites par des gens inaptes à la philosophie ; remarques retenues par Montaigne : « Les faibles, dit Socrate, corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. » (Essais, III, viii, page 932 ; Platon, République, livre VI, 494-496).

Cette interprétation marxiste (égalitariste et obscurantiste) des Lumières, soit l'encouragement fait au profane afin qu'il s'exprime de façon déplacée, qu'il prenne la parole pour ne rien dire ou pour qu'il se raconte interminablement, se répand à grande vitesse de nos jours dans les médias (on l'observa lors des nombreuses émissions sur les cafés-philo parisiens à la fin des années 1990), à cause du dévoiement massif des concepts de démocratisation et de culture. On est bien loin des définitions admises de la culture classique ou académique :
- apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité (Nietzsche) ;
- le processus de symbolisation d’un groupe social (Pierre Kaufmann) ;
- l’ensemble des œuvres de l’esprit humain (François Furet).On n’entend plus aujourd’hui par culture qu’une appartenance héritée du simple fait de la naissance dans une civilisation donnée, une identité (Robert Legros).

Comme le montrèrent Jacques Bouveresse et Jean-François Mattéi, inter alii, il se trouve que, pour tout un tas de raisons, le vague, le faux, le confus, le superficiel, l’invérifié, l'immédiat et le médiatique, l’immédiatique, dominent aujourd'hui l'espace public alors que non pas toute relation au savoir, mais toute relation au savoir non-technique en est chassée (Cf Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris : Grasset, 1993 ; Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir, 1999 ; Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure. Essai sur l'immonde moderne, Paris : PUF, 1999).

Louis Althusser souhaitait que l'on procède « avec patience et rigueur et sans jamais se payer de mots, en exigeant toujours (Kant, Marx), de " penser par soi-même " » (" Situation politique, analyse concrète ", L'Avenir dure longtemps, Paris: Stock/IMEC, 1994, page 526) ; il situait ainsi bien tardivement les vœux hésiodien, socratique, et dalembertien, et ne craignait vraiment pas le ridicule de l'évocation du nom de ... Karl Marx dans ce contexte, ses disciples ayant bien trop souvent donné le fort mauvais exemple du sectarisme et du dogmatisme ... Althusser lui-même reconnut avoir été " converti au communisme " par Pierre Courrèges (L'Avenir dure longtemps, page 129) ; dès 1937, André Gide se désolait : « Combien de jeunes marxistes d'aujourd'hui, empêtrés dans la " dialectique ", jurent par [Karl] Marx comme on jurait autrefois par Aristote. Leur " culture " commence et finit au marxisme. » (Journal, "Feuillets", été 1937).

Au contraire, Kant, lorsqu'il écrivait : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! » (Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784) entendait-il bien, loin de toute tabula rasa faite du passé culturel du monde occidental, souligner le lien essentiel existant entre le rationalisme grec (voir l’ouvrage collectif La Naissance de la raison en Grèce - Actes du congrès de Nice mai 1987, Paris : PUF, 1990 ; ouvrage dirigé par Jean-François Mattéi) – celui-là même dont les principes ont suscité le développement des mathématiques et des sciences exactes – et celui de l'Humanisme, des Latins aux Lumières. Les principes rationnels d'homogénéité et de spécification que le philosophe de Königsberg exposait dans la Critique de la raison pure (Appendice de la Dialectique transcendantale), trouvent leur origine dans la philosophie platonicienne.

Le propre de l'Humanisme et des Lumières, c'est plutôt la reconquête, contre les croyances et la morale religieuse alors établies, contre des siècles de domination intellectuelle chrétienne, de l’aristocratique (et non pas démocratique) liberté de conscience, de recherche scientifique et d'opinion ; « Dans un État libre il est loisible à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense. » (Spinoza, Traité théologico-politique, XX : " In libera Republica unicuique et sentire, qua velit, et qua sentiat discere licere. ") ; « l'esprit qui est naturellement indépendant se révolte contre l'autorité. » (Fontenelle, Rêveries diverses). C’est la conscience de l’attrait du faux, et de sa déplorable facilité à circuler, pour la plus grande partie du peuple ; « L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges », notait La Fontaine (Fables, IX, 6). C'est la conquête de la laïcité et la promotion de la tolérance (quelles que soient les ambigüités de cette notion), c'est donc la reprise de l'expansion d'un rationalisme qui venait, lui, de bien plus loin, mais qui se libérait peu à peu de la longue domination des censeurs chrétiens et de leurs dogmes. Les Lumières, c’est la diffusion de l’athéisme et la possibilité nouvelle de la critique de la foi. Celui qui pense par lui-même récusera autant qu'il est possible (et pratiquement cela ne l'est pas toujours), tout argument d'autorité, toute " Révélation ".

« Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité », voilà les conditions de l'instruction véritable que l'auteur des Essais attendait d'un précepteur ; la conscience et la vertu du jeune homme n'auront "que la raison pour guide" (I, xxvi, pages 151 et 155 de l'édition Villey/PUF). L'étamine, c'est ici, non la foi religieuse (que Montaigne ne partageait pas), mais le filtre, l'esprit critique; Condorcet exigeait que les droits de l'homme eux-mêmes n'y échappent pas ; il refusait par avance l'institution d'un oxymoral " Culte de la Raison ", d'une religion civile : « Ni la constitution française, ni même la déclaration des droits, ne seront présentés à aucune classe des citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire. » (Condorcet, Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, 20-21 avril 1792).

Mais avant de s'enhardir à penser par soi-même, il faudrait, selon le conseil du latin Térence dans le prologue de L'Andrienne, prendre connaissance, sans précipitation (le mal du siècle), des éléments du débat ; plus généralement, il conviendrait de suspendre le jugement pendant le temps pris pour s'informer et se documenter, largement et précisément, pour assimiler cette documentation et l’intégrer dans des connaissances. Le principe du libre examen implique donc la capacité de douter et l'absence de précipitation ; ce doute n'est ni une fin en soi, ni un négativisme, seulement une ouverture de l'esprit à la connaissance de plus de réel, à l'objectivité, à la pensée d'autrui, aux faits et aux textes qu'il invoque. Lire d'abord sans y glisser d'interprétation, lentement, à la manière d'un philologue. Un professeur de littérature suggéra qu'avant de lire entre les lignes, il convenait de lire [correctement] les lignes ... Dans cette perspective de travail, plus que la somme des connaissances acquises, c'est la probité et la qualité de la relation positive au savoir, la présence de ce que Blaise Pascal appelait libido sciendi (désir de connaître), qui constitue le "naturel philosophe", concept platonicien longuement analysé par Monique Dixsaut dans sa thèse d'État (Le Naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon, Paris : Belles Lettres/Vrin, 1985, 2e édition 1994). Si la philosophie, et la psychanalyse, peuvent beaucoup contre l’ignorance ouverte, le désir de savoir non satisfait, elles ne peuvent rien contre les esprits faux ; Monique Dixsaut dit volontiers qu’elle n’est pas le « médecin des incurables ».

« Vive la physique ! Et davantage encore ce qui nous y contraint – notre probité ! », clame Frédéric Nietzsche (Le Gai savoir, IV Sanctus Januarius, § 335). Ce naturel philosophe, cette disposition de probité, restera longtemps l'apanage du petit nombre méritant (Selon Platon, Jamblique, le post-Anciens Montaigne, Voltaire, Nietzsche, Heidegger, et alii) hors de l'universalité donc, mais, le plus souvent, dans l'intérêt général. Pour Thomas Carlyle, « C'est le privilège permanent de l'imbécile que d'être gouverné par le sage ; être guidé suivant le bon chemin par ceux qui en savent plus. C'est le premier droit de l'homme » (Latter-day Pamphlets, 1850, 1).
Le devoir de l'État républicain serait de reconnaître, contre le courant égalitariste d'aujourd’hui, que les êtres humains n'ont ni l'envie ni la possibilité d'être identiques. La puissance publique devrait en particulier maintenir l'autonomie de la sphère intellectuelle (en renforçant l’autonomie des Universités) aussi bien contre les offensives obscurantistes de la démocratie radicalisée, oublieuse de l’autre pied d’une société évoluée – la culture – que contre certaines dérives de la "loi" du marché. Or les droits nouveaux des groupes et communautés dans la société de médiatisation, la pédagogie centrée sur les élèves « tels qu'ils sont » (en réalité nivelée basse), et le politiquement correct – défenseur des "cultures" communautaires et de leurs indigentes langues régionales – se rejoignent pour exiger la fin de la "dictature" de la culture classique dite élitiste et la disparition de cette culture occidentale qu'admirait Jean Jaurès ; notre origine gréco-latine ne serait plus aujourd'hui que l'œuvre coupable de mâles blancs chrétiens, hétérosexuels et antisémites, bref, à tous points de vue infréquentables ; voir la réaction de Bernard Lewis, " La culture occidentale doit disparaître ", Commentaire, n° 43, automne 1988, pages 819-820 (Traduction de "Western Culture must go", The Wall Street Journal (Europe), 2 mai 1988). Ces prétentions et ces exigences se rencontrent aujourd'hui pour promouvoir le Diktat de l'utilité et pour renforcer un " déclin régulier de l'intelligence critique ", une " solide indifférence à la lecture des textes critiques de la tradition " (Jean-Claude Michéa, L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Montpellier : Climats, 1999). Dès 1979, Christopher Lasch (1932/1994) parlait de " decline of critical thought ", " erosion of intellectual standards " (The Culture of Narcissism, 1979, VI, " Schooling and the New Illiteracy ", page 125), et de " steady decline of basic intellectual skills " (Ibid., page 128).

Frédéric Nietzsche, passant ce message : « Un haut niveau d'humanité sera possible quand l'Europe des nations sera un sombre passé oublié, mais vivra encore dans trente livres très anciens et jamais oubliés, ses classiques » (Humain, trop humain, II, " Le Voyageur et son ombre ", § 125), rejoignait Dante Alighieri, selon qui « Le terme extrême proposé à la puissance de l'humanité [était] l'intelligence » (Monarchie, I, iii-iv).