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mardi 4 juillet 2023

TOUT N'ÉTAIT PAS NOIR DANS LA COLONISATION DE L'ALGÉRIE


Chambre des députés, 28 juillet 1885. Déjà, le clash des
civilisations qu'analysera Samuel Huntington en 1996.
Clémenceau répondra le 30 juillet 1885 :






" Mon fils, ne croit surtout pas que tout était rose à l'époque coloniale. On était considéré comme de sous-hommes, comme des bêtes de somme corvéables à merci, sans droits, ni liberté. L'école nous était interdite. Tout était d'ailleurs interdit. " Hamid Grine, Le Café de Gide (roman), chapitre 9, Alger : Éditions Alpha, 2008.
Ce qui est contredit au chapitre 1, où il apparaît que le narrateur avait terminé ses études primaires en 1962 à Biskra...
Martine Mathieu-Job : « En 1943, moins de 10 % des enfants " indigènes " de 6 à 14 ans étaient effectivement scolarisés ; et, malgré des mesures volontaristes prises à partir de 1944, ce taux ne dépassait pas 31 % à l'issue des 130 années de présence française dans ce pays. » (À l'école en Algérie des années 1930 à l'Indépendance, Saint-Pourçain-sur-Sioule (Allier) : Bleu autour, 2018)
Le militant racialiste Louis-Georges Tin m'interroge : « Comment peut-on penser qu'il y a des aspects positifs à un crime contre l'humanité ? ». La notion juridique de " crime contre l'humanité " a été créée en 1945 par le statut du tribunal militaire de Nuremberg, établi par la Charte de Londres (article 6, c) ; ce crime est inscrit dans l'ordre juridique français depuis la loi Couve de Murville n° 64-1326 du 26 décembre 1964, et actuellement, si le ou les coupables sont identifiés et appréhendés, il est puni de la réclusion criminelle à perpétuité par l'article 212-1 du Code pénal., donc imputable seulement à des personnes physiques. L'extension de cette notion à des actions collectives étendues sur une longue période antérieure constitue un abus de langage, un anachronisme sur le plan historique et une atteinte au principe général du droit de non-rétroactivité sur le plan juridique. Par ailleurs, je ne pense tout simplement pas que la colonisation française en Algérie puisse être qualifiée de quelque chose comme un " crime contre l'humanité ". Je donne dès maintenant la citation de Friedrich Engels, le compère de Karl Marx, qui replaçait la conquête de l'Algérie dans son contexte historique :


A / 1)  Lorsque je vis le débat sur l'Algérie sur la chaîne parlementaire L.C.P. à la mi-juillet 2005, il me sembla que la condamnation unanime et absolue du colonialisme, renouvelée récemment par le président Macron, était un peu rapide. En effet, plusieurs des participants à ce débat n'auraient pas atteint le niveau de culture, la situation sociale et la place dans les médias qu'ils occupaient alors, sans la colonisation de l'Algérie par la France. Il est bien regrettable que presque personne n'ait osé faire remarquer cette évidence.
François Hollande le 29 novembre 2014, à l’occasion du XVe sommet de la francophonie : « C’est en français que les peuples se sont décolonisés, en français qu’ils ont accédé à l’indépendance et à la liberté. ». À noter, l'Afrique subsaharienne ne possède pas de langue écrite vernaculaire.
  Je ne suis pas du tout un nostalgique de cette Algérie française où mes parents, instituteurs, ont résidé et enseigné pendant une dizaine d'années (arrivés en Algérie en 1948, ils n'étaient pas Pieds-Noirs) ; mais je commence à m'inquiéter quand on dit et répète dans les médias ce mensonge qu'aucune instruction n'était donnée aux Algériens.

On m'objecte que " Dans les 30 premières années de l'occupation de l'Algérie, il y a eu environ 500 000 morts ! C'est un crime contre l'humanité. Il est inacceptable d'essayer de voir les bons côtés d'un crime contre l'humanité. " (Louis-Georges Tin). Je ne cherche pas à justifier les enfumades de Bugeaud. Mais  la définition du crime contre l'humanité est élastique, et le bien ou le mal issus d'un événement historique n'ont pas de valeur éternelle. Qui songe aujourd'hui à reprocher aux l'esclavage aux Grecs,  aux Italiens la colonisation romaine de la Gaule ou aux Arabes islamisés la conquête de la péninsule ibérique ?? Par ailleurs la " guerre d'Algérie " commença en novembre 1954 par l'assassinat d'un jeune instituteur venu du Limousin, Guy Monnerot, ce qui n'était pas un acte particulièrement humaniste remettant l'humanité dans la bonne direction. La Déclaration du 1er novembre 1954 précise le but de l'insurrection : " L’Indépendance nationale par la restauration de l'État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques. " Dans le cadre des principes islamiques... Ceci assorti de la " Réalisation de l’Unité nord-africaine dans le cadre naturel arabo-musulman. "

À Béni-Saf et à Oran, il y avait suffisamment d'instituteurs pour faire vivre des ciné-clubs actifs. De même, de nombreux cadres du FLN, du MNA et du PPA ont bénéficié de l'instruction républicaine française ; une recherche rapide a donné les éléments suivants :


En gras, les six chefs historiques du FLN :
Chefs du FLN. Photo prise juste avant le déclenchement de la révolution du 1er novembre 1954.
De gauche à droite : Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Didouche Mourad et Mohamed Boudiaf
Assis : Krim Belkacem à gauche, et Larbi Ben M'Hidi à droite.
Tous vêtus à l'occidentale...


Ferhat Abbas (1899-1985) : bourse pour poursuivre des études secondaires à Philippeville (actuelle Skikda) ; étudiant en pharmacie à l'université d’Alger de 1924 à 1933 ; pharmacien.
Hocine Ait Ahmed (1926-2015) : à 16 ans, encore lycéen, il adhère au Parti du peuple algérien (PPA) ; dr en droit de l'université de Nancy en 1975 !!

Belkacem Krim : fréquente l'école Sarrouy à Alger et y obtient le certificat d'études primaires 

Ahmed Ben Bella (1916-2012) : études secondaires à Tlemcen
Benyoucef Benkhedda : études au lycée de Blida ; après l'obtention de son baccalauréat, il entre à la Faculté de médecine et de pharmacie d'Alger en 1943 et après interruption des études, obtient le diplôme de pharmacien en 1951.
 Mohalled-Seddik Benyahia (1932-1982) : diplômé de l'université d'Alger. Tout en étant jeune avocat, il prit une part active dans la lutte pour l'indépendance de son pays durant la guerre d'Algérie.
Rabah Bitat (1925-2000) : études à Constantine
Mohamed Boudiaf (1919-1992) : études à M'sila, fonction administrative au service des Contributions.
Houari Boumediene (1932-1978) : études en arabe à l'école coranique et en français à l'école primaire de sa ville ; études à l'Université Zitouna de Tunis en 1950.
Ahmed Boumendjel (1908-1982) : fils d'instituteur, avocat.
Ali Boumendjel (1919-1957) : cursus scolaire à Larbaâ. Brillant élève, il décroche une bourse qui lui permet d'entrer au collège Duveyrier de Blida ; eprès le lycée, il suit les traces de son frère ainé, Ahmed Boumendjel, et fait des études de droit.
Abdelaziz Bouteflika (né en 1937) : études secondaires au lycée Abdelmoumen d'Oujda.

Zohra Drif (née en 1934) : études secondaires au lycée Fromentin à Alger, puis à la faculté de droit d'Alger ; avocate.

Mohamed Khider (1912-1967) : 

Mostefa Lacheraf (1917-2007) : études secondaires aux lycées de Ben Aknoun et d'Alger, puis à la Medersa Tha'alibiyya ; études supérieures à la Sorbonne ; il enseigne au lycée de Mostaganem et au lycée Louis-le-Grand à Paris ; renonçe à l'enseignement durant la guerre d'Algérie.
Mohamed Lamine Lamoudi (1891-1957) : études secondaires inacevées à Biskra.

Redha Malek, né en 1931 : licencié en lettres et philosophie de l'université d'Alger, il poursuivra des études à Paris.
Segjir Mostefaï : avocat, diplômé en droit et économie de la Sorbonne.

Mohamed Larbi Ben M'hidi : certificat d'études primaires obtenu à Batna.

Mostefa Ben Boulaïd

Amar Ouamrane : certificat d'études primaires, académie militaire de Cherchell

Mourad Didouche : fait ses études primaires et le cycle moyen à l'école d'El Mouradia, puis entre au lycée technique du Ruisseau à Alger
Abane Ramdane ([Ramdane Abane ] né en 1919) : ancien élève du collège de Blida

Par ailleurs :

* Née en 1936 à Cherchell, à l'ouest d'Alger, Assia Djebar, de son vrai nom Fatima-Zohra Imalyène, fut la première femme algérienne à être admise à l'École normale supérieure de Paris, en 1955. Elle fut ensuite reçue à l'Académie française.

* Né à Casablanca en 1930, Jamal Eddine Bencheikh vécut dans la région d'Oran, puis poursuivit à Alger des études de droit et d'arabe classique. Après l'indépendance de l'Algérie, il s'exila en France pour protester contre le régime de Boumediene. (Le Figaro, 11 août 2005).

* Sans la colonisation, MM. Azouz Begag et Léon Bertrand n'auraient pas été ministres de la République française, comme le fit utilement remarquer le député UMP des Alpes-maritimes Lionel Luca.


A / 2)   La colonisation ne peut donc se résumer à la construction de routes et de ports au seul bénéfice des Européens. La France mit fin à la pratique africaine de l'esclavage, y exerça une œuvre d'instruction publique reconnue par la loi et y apporta l'hygiène et la médecine préventive, avec notamment les vaccinations.
" Sur le plan démographique, l'université d'Alger accueille une trentaine d'étudiants "indigènes algériens" en 1914 (sur un effectif total d'environ 500), et une centaine par an de 1930 à 1939. Un nombre plus grand commence ou continue ses études supérieures en France métropolitaine, notamment à Paris (une trentaine en 1930, une cinquantaine en 1935), ou dans d’autres universités comme Montpellier et Toulouse. L'université d'Alger est attractive, accueille des enseignants et des chercheurs de haut niveau, crée progressivement des laboratoires scientifiques, des bibliothèques et des instituts spécialisés. S'y ajoutent des écoles techniques comme l'École d’ingénieurs des travaux publics d’Alger en 1926. Comme les autres universités, celle d'Alger possède ses particularités liées à son environnement (études du droit musulman, de la langue arabe, géographie, etc.), qui témoignent aussi de la conscience qu'ont les universitaires de se trouver, en Algérie, à l'interface du monde européen et de la vaste civilisation arabo-musulmane. "
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_d%27Alger)
La France a permis l'utilisation des ressources pétrolières de l'Algérie. On oublie de dire aussi que la responsabilité d'un certain nombre de Français de la gauche totalitaire est en cause dans le mauvais choix d'une économie socialiste planifiée à la soviétique, choix fait par le gouvernement algérien après 1962, comme la responsabilité des indépendantistes d'alors l'est dans l'origine, puis l'escalade, des incidents qui aboutirent au massacre de Sétif en 1945.

   Cette colonisation, comme la conquête de l'Amérique, ou celle de l'Espagne par les Arabes, comme la montée des Arabes jusqu'à Poitiers, est un exemple de clash de civilisations inégalement développées ; chercher éternellement, et anachroniquement, des responsabilités pour ces faits ne va pas dans le sens de la pacification de l'histoire humaine. Le maintien dans la Communauté proposée par la Constitution de 1958 aurait pu fournir davantage d'instruction et l'accès à des institutions républicaines aux pays africains, leur éviter des guerres telles que celle qui menaçait en 2005 entre le Yémen et le Soudan, ou entre la Somalie et l'Ethiopie. Mais cela n'a pas été possible, et ces pays devront, sans doute, repasser par où nous sommes passés en Europe. Je ne nie pas que la France ait commis des fautes, dont une des plus graves est probablement le décret Crémieux qui accorda en 1870 la nationalité française aux seuls Juifs d'Algérie, à l'exclusion donc des musulmans. B.-H.Lévy, J.-P. Elkabach, Jean Daniel [Bensaïd] du Nouvel Obs, le philosophe Jacques Derrida et d'autres doivent leur nationalité française à ce décret.

Il vaudrait mieux faire de l'histoire générale plutôt que de cultiver, avec les mémoires communautaires, les rancunes, les ressentiments, et la théorie inquiétante d'un " continuum colonial " (Houria Bouteldja à Cultures et Dépendances). Houria Bouteldja, qui se dit Algérienne et déclare ne pas aimer l'Algérie ; c'est dire qu'elle aime encore moins la France ...


Le Président de la République Chirac demanda et obtint le déclassement de l'alinéa 2 de l'article 4 de la loi du 23 février 2005, mais subsiste cet alinéa 1 de l'article 1 :
" La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. "
Le candidat Emmanuel Macron était donc hors-la-loi lorsqu'il déclarait le 14 février 2017, sur la chaîne de télévision algérienne Echourouk News : « Je pense qu’il est inadmissible de faire la glorification de la colonisation. Certains ont voulu faire cela en France, il y a dix ans. Jamais vous ne m’entendrez tenir ce genre de propos. J’ai toujours condamné la colonisation comme un acte de barbarie. La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l'égard de celles et ceux envers qui nous avons commis ces gestes. »
Plus tard Emmanuel Macron fit observer que le système politico-militaire algérien actuel s'est construit sur une rente mémorielle. (Alger, 30 septembre 2021).

Le déclassement ayant été accordé par la décision 2006-203 L du Conseil constitutionnel du 31 janvier 2006, l'alinéa 2 de l'article 4 fut ensuite abrogé par ce que certains appelèrent le "décret Bouteflika", décret 2006-160 du 15 février 2006.

* * * * *

On pourra verser au dossier cinq éléments supplémentaires — une question du ministre René-Louis d'Argenson, — une réflexion de François-René de Chateaubriand, — un texte peu connu du premier marxiste, Friedrich Engels, se réjouissant de la conquête de l'Algérie par la France ; — la condamnation du terrorisme FLN par le philosophe Albert Camus en décembre 1957, devant des étudiants algériens ; — et enfin l'exposé de la situation en octobre 1961 par le ministre de l'intérieur Roger Frey :


B / 1 - La question de René-Louis d'Argenson :

« Les deux vaisseaux portant provision à Port-Mahon [Minorque, Baléares] ont été pris par les Algériens et menés à Alger malgré leur traité récent. 11 n'y a rien à attendre d'humain de ces corsaires : quand fera-t-on donc une croisade humaine contre eux ? Des gens qui n'ont d'autre métier, d'autre commerce que la piraterie et qui sont à notre porte, nous les ménageons par quelque avantage que nous avons dans ce danger sur les autres nations moins craintes, plus exposées que nous ! » (René-Louis d'Argenson, Journal et Mémoires, tome 7, 6 janvier 1752, page 62).

B / 2 - Les questions de Chateaubriand :

« Un nouvel Orient va-t-il se former ? Qu'en sortira-t-il ? Recevrons-nous le châtiment mérité d'avoir appris l'art moderne des armes à des peuples dont l'état social est fondé sur l'esclavage et la polygamie ? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous amené la barbarie à l'intérieur de la chrétienté ? » Mémoires d'outre-tombe, livre XVIII, chapitre 4.


B / 3 - Article de Friedrich Engels, correspon­dant parisien du journal anglais Northern Star, 22 janvier 1848 ; l'argumentation de cet article détruit la thèse de la " violence fondatrice " de la conquête de 1830 ; le mal, toujours, vient de plus loin :

« En somme, à notre avis, c'est très heureux que ce chef arabe [Abdel ­Kader] ait été capturé. La lutte des bédouins était sans espoir et bien que la manière brutale avec laquelle les soldats comme [Thomas] Bugeaud ont mené la guerre soit très blâmable, la conquête de l'Algérie est un fait important et heureux pour le progrès de la civilisation.
Les pirateries des États barbaresques, jamais com­battues  par le gouvernement anglais tant que leurs bateaux n'étaient pas molestés, ne pouvaient être sup­primées que par la conquête de l'un de ces États. Et la conquête de l'Algérie a déjà obligé les beys de Tunis et Tripoli et même l'empereur du Maroc à prendre la route de la civilisation. Ils étaient obligés de trouver d'autres emplois pour leurs peuples que la piraterie et d'autres méthodes pour remplir leurs coffres que le tribut payé par les petits­ États d'Europe.
Si nous pouvons regretter que la liberté des bédouins du désert ait été détruite, nous ne devons pas oublier que ces mêmes bédouins étaient une nation de voleurs dont les moyens de vie principaux étaient de faire des razzias contre leurs voisins ou contre les villages paisibles, prenant ce qu'ils trouvaient, tuant ceux qui résistaient et vendant les prisonniers comme esclaves.
Toutes ces nations de barbares libres paraissent très fières, nobles et glorieuses vues de loin, mais approchez seulement et vous trouverez que, comme les nations plus civi­lisées, elles sont motivées par le désir de gain et emploient seule­ment des moyens plus rudes et plus cruels.
Et après tout, le bourgeois moderne avec sa civilisation, son industrie, son ordre, ses « lumières » relatives, est préférable (1) au seigneur féodal ou au voleur maraudeur, et à la société barbare à laquelle ils appartiennent. »
1. Cf Redeker : " Le capitalisme, parce qu’il permet sans le nécessiter un plus ample développement de la liberté, parce qu’il a créé aussi de la richesse et de la beauté, est préférable à l’islam, tout comme la symbolique des Twin Towers est préférable aux discours proférés dans les mosquées. " (Robert Redeker, 2001).

" Upon the whole it is, in our opinion, very fortunate that the Arabian chief has been taken. The struggle of the Bedouins was a hopeless one, and though the manner in which brutal soldiers, like Bugeaud, have carried on the war is highly blamable, the conquest of Algeria is an important and fortunate fact for the progress of civilisation. The piracies of the Barbaresque states, never interfered with by the English government as long as they did not disturb their ships, could not be put down but by the conquest of one of these states. And the conquest of Algeria has already forced the Beys of Tunis and Tripoli, and even the Emperor of Morocco, to enter upon the road of civilisation. They were obliged to find other employment for their people than piracy, and other means of filling their exchequer than tributes paid to them by the smaller states of Europe. And if we may regret that the liberty of the Bedouins of the desert has been destroyed, we must not forget that these same Bedouins were a nation of robbers, — whose principal means of living consisted of making excursions either upon each other, or upon the settled villagers, taking what they found, slaughtering all those who resisted, and selling the remaining prisoners as slaves. All these nations of free barbarians look very proud, noble and glorious at a distance, but only come near them and you will find that they, as well as the more civilised nations, are ruled by the lust of gain, and only employ ruder and more cruel means. And after all, the modern bourgeois, with civilisation, industry, order, and at least relative enlightenment following him, is preferable to the feudal lord or to the marauding robber, with the barbarian state of society to which they belong. "
Extraordinary Revelations. — Abd-El-Kader. — Guizot’s Foreign Policy.



B / 4 - Albert Camus à Stockholm devant des étudiants suédois 


B / 5







C / Éric Zemmour : « 60 ans après, je mettrai fin aux privilèges migratoires de l'Algérie »

Le Figaro, 19 mars 2022.

Il y a 60 ans jour pour jour, la signature des accords d'Evian marquait l'arrêt officiel des combats d'une guerre d'Algérie que la France avait gagnée, mais qu'elle ne voulait plus mener. La paix qui s'en est suivie n'en a jamais vraiment été une. Ce sont des milliers d'Européens et des dizaines de milliers de harkis qui furent enlevés, torturés, assassinés dans les semaines et mois qui suivirent.

Depuis, la France n'a fait que battre sa coulpe devant des dirigeants algériens souvent arrogants, qui n'ont cessé, eux, d'agiter le ressentiment anti-Français, chez eux, mais aussi chez nous. Car des millions d'Algériens et descendants d'Algériens sont venus sur notre sol, en vertu des accords particuliers entre la France et l'Algérie permettant de faciliter leur immigration massive. Et chez eux, les dirigeants algériens ont tout fait pour faire perdurer cette rancune, qui fait partie du récit national algérien d'une «guerre de libération». L'hymne algérien est clair : «Ô France ! voici venu le jour où il te faut rendre des comptes» chante-t-on encore, 60 ans après l'indépendance.

Au lieu de contrer ce récit, Emmanuel Macron n'a rien trouvé de mieux que l'alimenter, en déclarant sur une chaîne algérienne que la colonisation était un « crime contre l'humanité ». Son ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin fait pire encore en déposant une gerbe tricolore bien incongrue aux pieds du Mémorial des Martyrs d'Alger, qui se sont battus contre la France. Des paroles et des actes dangereux et imprudents, qui viennent s'ajouter aux manœuvres algériennes visant à exciter le rejet de la France chez les jeunes arabo-musulmans de notre pays. Des paroles terribles aussi pour les rapatriés d'Algérie et les harkis, ou leurs descendants, chez qui le souvenir des exactions, de la violence puis de l'exode est encore vif. Des paroles que ses récents gestes n'ont pas fait oublier pour les harkis, ni pour les rapatriés. Surtout, ce n'est sûrement pas ce type de paroles ou gestes qui permettront à notre pays d'être à nouveau respecté de l'autre côté de la Méditerranée.

Les dirigeants algériens ne manquent jamais de nous insulter, mais ils ne se risquent pas à remettre en cause des avantages concédés par la France post-coloniale et aujourd'hui totalement hors de propos. En 1968, dans le prolongement des accords d'Evian, la France passe des accords avec l'Algérie qui permettent de faciliter l'immigration algérienne. À l’époque, le patronat exprimait un besoin important de main-d’œuvre. Aujourd'hui, nous avons des millions de chômeurs inemployés et nous ne voulons plus de cette immigration, mais les Algériens continuent de bénéficier de ces privilèges.

Pourtant aucun gouvernement n'a osé revenir sur l'accord migratoire de 1968, même si beaucoup l'ont envisagé. Élu Président de la République, je mettrai définitivement fin aux privilèges migratoires exorbitants des Algériens. Je serai aussi particulièrement attentif à la dette des patients algériens auprès de nos hôpitaux (évaluée à 600 millions d'euros en 2012...), ou encore à la fraude aux centenaires sur les retraites françaises touchées en Algérie. La France doit retrouver son rôle de puissance méditerranéenne, dans le respect mais sans repentance

Dès l'été de mon élection, je me rendrai au Maghreb. En commençant bien sûr par l'Algérie, j'entamerai une tournée pour remettre à plat nos relations et affirmer notre position : le respect, pas la repentance. Je veux une France forte qui s'assume et s'affirme à nouveau comme une puissance méditerranéenne. Dans un dialogue de vérité, 60 ans après son indépendance, je traiterai l'Algérie en État mature, comme tous les autres pays du monde, considérant que de part et d'autre nous sommes définitivement défaits du lien colonial. Je conditionnerai désormais les aides financières et l'octroi de visas à la coopération contre l'émigration clandestine, à la réadmission des immigrés illégaux expulsés de France et à des accords permettant que les petites peines de prison puissent être effectuées dans les pays d'origine des délinquants étrangers.

Mes parents sont venus d'Algérie, ils se sont assimilés, ils ont chéri cette France qui leur a tout donné et je perpétue aujourd'hui ce qu'ils m'ont transmis. Avec moi, la porte de l'assimilation sera toujours ouverte, mais ceux qui souhaitent rester chez nous en continuant dans la voie du ressentiment et du rejet de la France ne seront plus les bienvenus.

mardi 9 mai 2023

LA CONNAISSANCE OUVERTE ET SES ENNEMIS

PORTAIL DU BLOG

« Moi qui effectivement ne sais rien, je ne vais pas m'imaginer que je sais quelque chose.
En tout cas, j'ai l'impression d'être plus savant que lui [un de ceux qui passent pour être des savants, 21b] du moins en ceci, qui représente peu de chose : je ne m'imagine même pas savoir ce que je ne sait pas. » […] « J’avais conscience de ne savoir pratiquement rien.
» Socrate, in Platon, Apologie de Socrate (genre éthique), vi, 21d ; viii, 22c. Traduction Brisson/Flammarion/ 2017, pages 57, 59 en collection GF. 
« L’opinion est une croyance qui a conscience d’être insuffisante subjectivement aussi bien qu’objectivement. Quand la croyance n’est suffisante que subjectivement, et qu’en même temps elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi. Enfin, celle qui est suffisante subjectivement aussi bien qu’objectivement s’appelle savoir. La suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même), la suffisance objective, certitude (pour chacun). » Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, " II Théorie transcendantale de la méthode ", chapitre II " Canon de la raison pure",, troisième section " De l'opinion, du savoir et de la foi "; traduction Alexandre Delamarre et François Marty, Paris : Gallimard, 1980, collection « Bibliothèque de la Pléiade », pages 1377-1378.

GF 1059, page 28. En complète opposition au Dei Verbum judéo-chrétien.
 

§ I /   Les obstacles à la probité ou à l'objectivité
§ II /  Dualisme épistémologique
§ III / Autres dualismes
§ IV -  Le mouvement PC (alias correction politique
§ V - Constructionnisme, biculturalisme interne
§ VI - Fin de l'école républicaine ?
§ VII Une nouvelle " loi des suspects "
§ VIII - Déclin du savoir
§ IX - Notes et références
§ X - Appendice : notice nécrologique de Desanti par Balibar


§ I /   Les obstacles à la probité ou à l'objectivité, c'est-à-dire notamment à la possibilité de prendre connaissance d'un texte sans y ajouter des interprétations ni y opposer des dénis, à la capacité de reconnaître des faits véritablement établis, demeurent (l'ignorance crasse et pure mise à part) l'esprit de parti et l'esprit de système, deux antagonistes de l'esprit d'examen ; les esprits totalitaires, les esprits asservis [cf Frédéric Nietzsche, die gebundenen Geister (1876), opposés aux esprits libres], cumulent ces handicaps et suggèrent leur appartenance au troisième et dernier type hésiodien, celui de l'esprit faux. Après le communisme, suivi du nazisme, voilà que nous devons faite face à la correction politique (ou politiquement correct), héritière du stalinisme, qui monte en puissance ; - et enfin à l'islam(isme) assorti de son terrorisme.


I - Les traits principaux du totalitarisme, repérés notamment par Hannah Arendt (1906/1975) et Raymond Claude Aron (né en 1905 à Paris VIe - décédé le 17 octobre 1983 à Paris IVe), et qui s'appliquent de plus en plus à la " correction politique " , m'apparaissent être les suivants :

A/ Idéologie officielle et parti ou religion unique dont les organisations (syndicats, mouvements de jeunesse, associations cultuelles et culturelles) sont à la fois concurrentes et libres dans l'État (1).

B/ Pénétration des activités sociales avec exigence de participation intense des adultes et jeunes aux diverses manifestations, fêtes et journées mondiales, rites ; suppression de la barrière entre vie publique et vie privée.

C/ Violence physique utilisée en politique comme moyen de lutte contre l'ennemi (classe, peuple, race, religion, opposants) ; victimes en grand nombre. Relisons Albert Camus :
« De quelque manière qu’on tourne la question, la nouvelle position de ces gens qui se disent, ou se croient, de gauche, consiste à dire: il y a des oppressions qui sont justifiables parce qu'elles vont dans le sens, qu'on ne peut justifier, de l'histoire. Il y aurait donc des bourreaux privilégiés, et privilégiés par rien. [...] C’est une thèse que, personnellement, je refuserai toujours. Permettez-moi de lui opposer le point de vue traditionnel de ce qu'on appelait jusqu'ici la gauche : tous les bourreaux sont de la même famille. » (" L'artiste et son temps " (1953), Actuelles II, in Essais, Paris : Gallimard, 1965, collection Bibliothèque de la Pléiade.).
Pour Albert Camus, l'emploi de la violence en politique (le fascisme) ne pouvait se justifier en aucun cas.

/ Abolition de la liberté d'expression et de la liberté d'opinion, criminalisation, diabolisation, voire  psychiatrisation, des pensées dissidentes.

/ Valeurs communes : le corps, la force physique, le sport. L'opposition de la force et du savoir, qui préfigure celle de l'idéologie totalitaire et de la connaissance ouverte, fut repérée par les philosophes présocratiques.
Xénophane de Colophon (vers -570/-460) : " Ma science prévaut sur la force des hommes [...] Ce n'est pas à bon droit qu'on préfère la force à la science, en laquelle est sise la valeur. " (Rapporté par Athénée de Naucratis [Égypte actuelle : Kom Gi’eif, el-Nibeira et el-Niqrash], Les Sages attablés, livre X, 414ab).


Selon le physicien Werner Heisenberg (1901-1976), la force supérieure de la culture occidentale réside dans la relation, établie depuis les Grecs, entre l'énoncé de la question de principe et l'action ; d'où l'intérêt de puiser aux sources antiques pour les travaux d'aujourd'hui. (" Les rapports entre la culture humaniste, les sciences de la nature et l'Occident ", dans La Nature dans la physique contemporaine, Gallimard, 1962, collection Idées.)



  Donnons ici quelques définitions anciennement acceptées de la culture classique ou académique :
Apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité (Frédéric Nietzsche) ;
le processus de symbolisation d’un groupe social (Pierre Kaufmann) ;
l’ensemble des œuvres de l’esprit humain (François Furet).
Mais on entend aujourd’hui plutôt par culture une appartenance héritée du simple fait de la naissance dans une civilisation donnée, une identité (Robert Legros).

  À l’opposé de la valorisation classique du savoir, les régimes totalitaires ont toujours privilégié les compétitions sportives et le militarisme. En ce qui concerne le savoir, c'est l'opposition entre les idéologies, de classe, de race, de religion ou de dominés, et le savoir objectif, si j'ose ce pléonasme, opposition qui réalise un dualisme épistémologique, que je repère comme un trait totalitaire essentiel.


F / Sentiment excessif de leur importance inculqué aux enfants, embrigadement de la jeunesse.


§ II / A  Dualisme épistémologique : théorie des deux sciences : aryenne/juive avec le nazisme, prolétarienne/bourgeoise avec le marxisme ; théorie des deux cultures (exposée dans les premiers numéros de La Nouvelle Critique), des deux logiques, voire des deux pensées, théorie elle aussi commune aux totalitarismes (2) majeurs du XXe siècle, et présente, on le verra, chez un de leurs successeurs, ce politiquement correct, ou mieux correction politique, dont la mécanique monte inexorablement en puissance ; l'autre successeur étant l'islamisme.

   La question a pu être posée : le christianisme de la période inquisitoriale (1233 - fin XIVe siècle, en France), l’islam actuel, sont-ils assimilables à un totalitarisme, comme semblait le penser Ernest Renan ?
« Le christianisme, avec sa tendresse infinie pour les âmes, a créé le type fatal d'une tyrannie spirituelle, et inauguré dans le monde cette idée redoutable, que l'homme a droit sur l'opinion de ses semblables. L’Église ne se fit pas l’État, mais elle força l’État à persécuter pour elle. Si le bras séculier exécutait la sentence, le prêtre la prononçait. » ; et sur l’islam : « le fanatisme […] le dédain de la science, la suppression de la société civile » (Ernest Renan, L'Avenir religieux des sociétés modernes, 1850, III ; De la part des peuples sémitiques …, 1862).
Jean-Jacques Rousseau décelait une affinité entre christianisme et tyrannie : « Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux. ». (Du Contrat social, 1762, IV, 8).

À part le E /, cela s'applique assez bien au christianisme pendant une assez longue période.

  Quid de la Révolution française après 1792, qui n'avait pas besoin de poètes ni de savants — croyait-elle  qui guillotina André de Chénier et Antoine de Lavoisier, qui emprisonna Condorcet (qui en mourut), Révolution qui, en somme, reprit avec brutalité les méthodes de l’Inquisition et des papes ?

« Nous appelons esprit révolutionnaire, le désir exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique, et de ne plus admettre d’autre considération que celle d’un mystérieux et variable intérêt d’État. » (Jean Étienne Marie Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil). « À beaucoup d'égards, la Révolution française a correspondu à une sorte de purge à la russe », concluait l'ethnologue Robert Jaulin dans L'Univers des totalitarismes, Essai d'ethnologie du " non être ", Paris : Loris Talmart, 1995.

Quant à l'islamisme, ses mythes fondateurs sont celui de la terre d’islam, celui de l’unité de la nation islamique, celui de la guerre sainte et celui de la régénération religieuse :
ZARKA : « On se trompe en effet du tout au tout lorsqu’on imagine que le terrorisme islamiste qui s’attaque radicalement aux valeurs de l’Occident (la recherche du bien-être, la démocratie, l’émancipation des femmes, la liberté, les droits de l’homme, etc.) n’est que l’expression de la cassure entre le Nord et le Sud, entre les pays riches et les pays pauvres, entre les exploiteurs et les exploités, entre les dominateurs et les dominés. Bien entendu, cette cassure, cette exploitation et cette domination existent, mais elles ne sauraient en aucune manière suffire à expliquer la guerre sainte lancée par l’islamisme contre un Occident dit satanique, infidèle et corrompu. Le principe de l’affrontement est ailleurs. Il ne repose pas sur la revendication d’une amélioration économique d’une partie du monde, il ne repose pas non plus sur une revendication de liberté ou de souveraineté. Il s’appuie en revanche sur des mythes : celui de la terre d’islam de laquelle il faut chasser tous les infidèles (juifs et chrétiens, c’est évidemment à cette source que s’alimente le rejet de l’existence d’Israël [Cf. Quel avenir pour Israël ?, entretien de Shlomo Ben-Ami et Yves Charles Zarka, Jeffrey Barash et Elhanan Yakira, Paris, PUF, 2001], celui de l’unité de la nation islamique, celui de la guerre sainte comme instrument de victoire non seulement militaire mais aussi morale contre un Occident qu’il faut humilier, celui de la régénération religieuse de l’islam visant à lui rendre sa grandeur des origines. » 
Yves Charles Zarka, " Que s’est-il passé le 11 septembre 2001 ? ", Cités – Philosophie, Politique, Histoire, n° 8, novembre 2001.

Or une société ouverte se fonde non sur une Révélation, mais sur une culture qui, loin d’être réduite à des mythes, est largement ouverte aux sciences, aux lettres, au droit, à la philosophie et à l’art. Les religions abrahamiques, d'origine asiatique géographiquement parlant, opposent une méthode particulière de lecture, l'exégèse, notamment chrétienne, à la philologie classique. Mais avant de lire entre les lignes, il faudrait savoir lire les lignes. Avec le post-modernisme, apparaît enfin l'opposition de deux conceptions de l'école, l'apprentissage des pédagogues , qui place l'enfant au centre du système éducatif - opposé à l'enseignement des professeurs ; les partisans de l'apprentissage parlant à ce sujet d'un " changement de paradigme ".

Selon des propos rapportés d'Adolf Hitler,
   " La science est un phénomène social [...] Le slogan de l'objectivité scientifique n'est rien d'autre qu'un argument inventé par les chers professeurs qui désiraient se soustraire au contrôle de la puissance étatique, alors que ce contrôle est indispensable. [...] Il existe bel et bien une science nordique et une science national-socialiste et elles doivent s'opposer à la science judéo-libérale. " (Hermann Rauschning, Hitler m'a dit, Aimery Somogy, 1979, chapitre XV. [Gespräche mit Hitler, 1939]. Traduction revue par Cl. C.)

   Le philosophe Jacques Derrida (né en 1930 en Algérie - décédé le 9 octobre 2004 à Paris Ve) pensait que « les nazis voulaient aussi éradiquer, d’une certaine façon, la science elle-même [et pas seulement la psychanalyse], le principe "universaliste" et "abstrait" de la science » ; soit précisément que nous devons aux Grecs anciens ; cf Jacques Derrida/Élisabeth Roudinesco, De quoi demain …Dialogue, Paris : Fayard/Galilée, 2001, page 307 ; mais mis à part cet éclair de lucidité, cet ouvrage à quatre ... fesses ignore les problèmes de sécurité, de clash des cultures, d'immigration, d’éducation et d’écologie ; il ne cultive que l’obsession de l’antisémitisme, notamment « inconscient » : on croirait lire Augustin : « Comme nous savons quels sont sur cela vos véritables sentiments, nous ne pouvons ignorer en quel sens vous avez dit ces paroles » (Contre Julien, IV, iii, 29).


II / B / La distinction nazie entre deux formes de connaissances, cette « sociologie de la science », se retrouve, peu après la chute du nazisme, chez les marxistes français, dont le très influent Jean Desanti (1914-2002, ancien élève de l'ENS, agrégé de philosophie) :

« Comment peut-on parler de science sans citer une seule fois le nom du plus grand savant de notre temps, du premier savant d’un type nouveau, le nom du grand Staline ? »
Victor Joannès, responsable communiste, en 1948. Cité après repentir par Jean-Toussaint Desanti dans Dominique Desanti, Les Staliniens, Paris : Fayard/Marabout, 1975, page 362.

Avant repentir : " La science est la connaissance objective des lois de la nature. Mais cette objectivité est le fruit de la lutte, de l'histoire, de la société. "
" L'opposition de la science bourgeoise et de la science prolétarienne [...] reflète simplement ce fait que la pratique bourgeoise et la pratique prolétarienne sont contradictoires. "
" Aujourd'hui les mêmes mots ont un sens contradictoire, selon que ce sens est celui auquel s'attache encore la classe qui meurt, ou au contraire celui que forge la classe qui va de l'avant, la classe ouvrière. Le mot "science" ne fait pas exception. "
" La science prolétarienne est aujourd'hui la véritable science [...] Les nouveaux et modernes Galilée s'appellent Marx, Engels, Lénine et Staline. " (Jean Desanti).
" La véritable science est dans le camp de la classe ouvrière, de la révolution, de l'Union soviétique, de Staline. " (a)

a.

M. Darciel [H. Provisor], Jean-T. Desanti, Gérard Vassails :

" Science bourgeoise et science prolétarienne ", La Nouvelle Critique, n° 8, juillet-août 1949, pages 32-51.





Laurent Casanova, Jean Desanti, Gérard Vassails, Francis Cohen, Raymond Guyot : Science bourgeoise et science prolétarienne, LNC, 1950.


Voir aussi Louis Aragon, " De la libre discussion des idées  ", Europe, octobre 1948 : " La victoire de Lyssenko est [...] une victoire de la science ".

Aragon, c’est « la force d’un Lénine et la logique d’une guillotine », disait déjà André Germain en 1924 (La Revue européenne, n° 22).

" L’affaire Lyssenko appelle sous la plume de ceux qui se penchent sur elle les superlatifs les plus réprobateurs : « l’épisode le plus étrange et le plus navrant de toute l’histoire de la Science », selon le prix Nobel de biologie Jacques Monod [Préface au livre de Jaurès Medvedev Grandeur et chute de Lyssenko, Paris :Gallimard, 1971, page 7.] ;
« une régression, unique dans les annales de la science contemporaine », pour les journalistes Joël et Dan Kotek [L’affaire Lyssenko, Bruxelles, Ed. Complexes, 1986, page 10.] ;
et rien moins que la « plus grande aberration rencontrée dans l’histoire des sciences de tous les temps » [Denis Buican, Lyssenko et le lyssenkisme, Paris : PUF, Que-sais-je ?, 1988.], si l’on veut bien suivre le généticien Denis Buican [Denis Buican, L’éternel retour de Lyssenko, Paris : Ed Copernic, 1978, page 7.] "
" L’affaire Lyssenko, ou la pseudo-science au pouvoir " par Yann Kindo, SPS n° 286, juillet-septembre 2009.
* * * * *

ALTHUSSER : « Je commençais à me douter de son suivisme [celui de Jean T. Desanti, Touki] quand je le vis emboîter le pas à Laurent Casanova, corse comme lui, dans toutes ses manipulations politiques de la science bourgeoise et de la science prolétarienne, en laquelle jamais je ne tombais. Chaque fois que je rencontre Victor Leduc, alors un cadre important aux "intellectuels" du Parti, il me rappelle ma position dans les discussions de ce temps :
" Tu étais contre l'opposition des deux sciences, et tu étais pratiquement le seul de ton avis chez les intellectuels du Parti. "
   Les ouvriers s'en foutaient tout naturellement. Ce que je sais, c'est que, pour sa honte, Touki [son prénom pour les intimes] écrivit " sur commande ", comme il le dit plus tard, un invraisemblable article théorique dans La Nouvelle Critique, pour " fonder " (toujours la même affaire) la théorie des deux sciences dans la lutte des classes. Personne ne lui demandait en conscience de désavouer publiquement sa conscience et sa culture philosophiques. Mais il le fit et n'avait pourtant pas l'excuse d'un procès au Conseil communal. » L’Avenir dure longtemps suivi de Les faits, XV, Paris : Stock, 1992. Réédité par Flammarion en collection Champs-essais en 2013.

* * * * *

Dualisme épistémologique aussi chez Jean-Paul Sartre, avec sa critique de l'objectivisme bourgeois :
« [André] Gide nous a libérés de ce chosisme naïf [de la deuxième génération symboliste] : il nous a appris ou réappris que tout pouvait être dit – c'est son audace – mais selon certaines règles du bien-dire – c'est sa prudence. De cette prudente audace procèdent ses perpétuels retournements, ses oscillations d'un extrême à l'autre, sa passion d'objectivité, il faudrait même dire son « objectivisme » – fort bourgeois, je l'avoue –, qui le fait chercher la Raison jusque chez l'adversaire et se fasciner sur l'opinion d'autrui. » (" Gide vivant ", Les Temps modernes, mars 1951).

§ III -  Parmi les conséquences dans les différents domaines de la philosophie de cette singulière sociologie de la connaissance, ou sociologie de la culture, qui considère donc l'objectivité scientifique et intellectuelle comme relevant bien plus du sociologique plus que du logique, et mettant ainsi en cause le statut classique de la connaissance établie dans les sociétés occidentales, on pense tout d'abord à l'opposition entre l'histoire dite bourgeoise et le matérialisme historique des marxistes.

Il existe un dualisme logique : la dialectique, qui admet et promeut le contradictoire, l’identité des contraires, le raisonnement circulaire, et que Lénine appelait, a-t-on dit, " l'algèbre de la révolution ", est opposée à la logique classique qui exigeait et exige toujours la non-contradiction. En 1947, l'ancien élève de Sartre Jean Kanapa opposait le « rationalisme des Facultés de philosophie, confit, desséché et momifié, simple précepte épistémologique » au « rationalisme total, vivant, dialectique ». Mais Staline finit par être obligé, vers 1950, de réintroduire l'enseignement universitaire de cette logique classique. Dualisme biologique aussi, au moins le temps que dura la renommée de Mitchourine et Lyssenko, négateurs de l'hérédité. Quant au dualisme linguistique (ébauché par le bien contradictoire Victor Hugo ...), un temps envisagé, il fut écarté, en 1950, par l'oukaze de Staline : la langue n'est pas une superstructure, elle n'émane pas de la bourgeoisie (Joseph Staline, Le Marxisme et les questions de linguistique, Paris : Éditions sociales, 1951) – mais une « guerre des mots » se trouve pratiquée par le mouvement PC (politically correct), alias (akacorrection politique ou woke, notamment par ses composantes féministe, homosexuelle et trans, ces dernières s’incarnant actuellement dans une « Interassociative lesbienne, gaie, bi et trans (LGBT) ».


   On avait discuté, vers la fin du XXe siècle, du bien-fondé d’un parallèle entre nazisme et stalinisme : « Si je crois qu’il ne faut pas céder à la symétrisation ce n’est donc pas pour signifier que le goulag serait moins "grave" que la Shoah », écrivait le philosophe Jacques Derrida.

La réflexion critique compare « ce qui est comparable, à savoir la destruction massive de dizaines de millions d’êtres humains » (Jacques Derrida/Élisabeth Roudinesco, De quoi demain …Dialogue, Paris : Fayard/Galilée, 2001, page 137) et reconnaît que les deux régimes totalitaires sont fondés sur « une fausse conception de l’homme, génératrice, dans leurs applications historiques, de crimes de masse qui n’ont pas été seulement de l’ordre de l’idée. »
Jean-François Mattéi (1941-2014), La Barbarie intérieure. Essai sur l'immonde moderne, Paris : PUF, 1999, page 247.

Voir aussi Stéphane Courtois, " Crimes communistes : le malaise français ", Politique Internationale, n° 80, été 1998, pages 365-376.). Jean-François Mattéi considérait que la dissimulation de la barbarie stalinienne (« Petit père des peuples », libération humaniste) était plus grave logiquement et intellectuellement (communication personnelle en 2000). L’examen des seuls aspects épistémologiques de ces deux idéologies renforce en tout cas la thèse de la légitimité du parallèle ; l’extension au christianisme d'Ancien Régime constate l’hostilité des trois totalitarismes occidentaux, qu’ils relèvent d’une foi religieuse ou d’une conviction idéologique, au pluralisme, à la liberté d'expression et à la connaissance ouverte. On peut désormais y ajouter l'islamisme.


§ IV -  Le mouvement PC (alias correction politique ou wokisme) prolonge en la renversant la sociologie de la science (on pourrait aussi bien parler de " sociologie de la littérature ") des totalitaristes ; les élites occidentales blanches, mâles, hétérosexuelles et leurs œuvres de culture, voilà l'ennemi désormais proposé aux masses et aux pseudo-élites qui s'en détachent péniblement, aux communautés et à leurs porte-parole. L'ethnicisation de la culture, de l'enseignement public, est envisagée par les tenants les moins extrémistes du culturalisme tiers-mondiste ; un exemple en est les tentatives appuyées pour revenir sur notre laïcité (pourtant bien incomplète), pour financer et organiser, malgré tous les risques que cela présente, la religion islamique au pays de Voltaire, pour créer un Institut français d'islamologie ; un autre, l'obligation d'apprendre le corse en Corse. Comme l'expliquait l'historienne Annie Kriegel dès 1985,

   " Tout se passe en vérité comme si le déclin et la défaite du marxisme qui avait eu, lui, la prétention d'imposer la classe, la lutte des classes, la mission émancipatrice de la classe ouvrière comme mode unique de la structuration et de la stratification sociale, comme "moteur de l'histoire", n'avait donné sa chance, à gauche, qu'à un autre manichéisme élisant l'ethnie — expression pudique, équivalent respectable du concept de race — comme principe organisateur de la société en général et de la société de l'avenir en particulier. Encore la classe jouit-elle d'attributs qui sont ceux d'une société relativement moderne. Tandis que la race, hors des sociétés les plus archaïques, n'est plus qu'un concept tout à la fois scientifiquement récusé et socialement redoutable. " ("Une vision panraciale", Le Figaro, 2 avril 1985.).


   Dans la revendication d'égalité juridique permanente entre homosexuels et hétérosexuels, l'encouragement au coming out, la chasse aux homophobes et les tentations ou actions d'outing, il y a une indistinction imposée entre vie publique et vie privée et une indifférence à la liberté ; cette confusion entre l’ordre public, au sens juridique de ce terme, et la sphère privée est caractéristique des totalitarismes ; elle est aussi une des causes des difficultés actuelles de l’institution scolaire. Enfin, la promotion démesurée du sport (traînant derrière lui la pub et la prospère médecine sportive …) et de la violence – au cinéma, à la télévision et sur Internet  — manifeste que nous régressons d'une civilisation du savoir croissant à une société dont la force physique est une des principales valeurs, avec le pouvoir financier ; d'où le rapprochement avec le totalitarisme. Mais si l’idéologie PC commence effectivement à exercer une influence négative sur le savoir, une étatisation de la pensée, il lui manque encore un peu l’organisation de l’enthousiasme... Voir le parallèle entre le soviétisme et le fascisme décrit par Élie Halévy, « L’Ère des tyrannies », Bulletin de la Société française de Philosophie, séance du 28 novembre 1936, pages 181-253. Article développé dans l’ouvrage L’Ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre, Paris : Gallimard, 1938 (ouvrage hélas non consulté).

* * * * *

   Dans l'ordre épistémologique, un nouveau dualisme historique apparaît donc ; à la fin du deuxième millénaire, le matérialisme historique de Marx et Engels échappait aux règles de la connaissance et de la logique ordinaires ; aujourd'hui, la mémoire collective à usage politique et communautaire récuse le savoir, et précisément l'histoire méthodique et objective, jusque dans l'enseignement, au nom du principe « tout est politique » ; il semble que l'on suive le slogan du Parti dans 1984 de George Orwell : " Who controls the past controls the future : who controls the present controls the past ". Dans ce qui est bien davantage une mutation qu'un déclin de l'idéologie marxiste, le sélectif "devoir de mémoire " de l'individu communautaire prend la place de la " prise de conscience " proposée au prolétaire ; il entraîne une surenchère permanente dans la culpabilisation collective des mononationaux de souche (par opposition aux bi-nationaux), une dérive intolérante dans l'opinion et les médias les plus engagés ; voir Paul Yonnet, " Sur la crise du lien national ", Le Débat, n° 75, mai-août 1993, pages 132-144. En revanche, comme le remarqua le philosophe Jacques Bouveresse, l'abandon du marxisme n'est l'objet d'aucun commencement de réflexion de la part de ses anciens fidèles ; mais l’ont-ils véritablement abandonné ? On peut en douter.


§ V -  Le dualisme logique prend en sociologie la forme du constructionnisme dont un des partisans, Philippe Corcuff, tenta désespérément d'élaborer une logique autre que celle du raisonnement classique en introduisant un " raisonnement circulaire " (Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, page 117), qui rejoint la "logique" hégélienne de l'identité de l'identité et de la différence (et, avant Hegel, le second Pascal, celui du manuscrit inachevé des Pensées). On retrouve la circularité chrétienne chère aux papes Jean-Paul II et Benoît XVI : la foi en Dieu fondée sur le témoignage de Dieu, la vérité de la Révélation réservée à ceux qui croient en Dieu, la raison et la foi qui ne peuvent se contredire car [sic] elles viennent toutes deux de Dieu (Voir les §§ 9, 15 et 43 de la Lettre encyclique de Jean-Paul II, Fides et Ratio [La foi et la raison], 15 octobre 1998).

Philippe de Lara, dans sa réponse à Corcuff, relevait que " si grandioses que soient ces tentatives, elles butent sur le mur du non-sens " (" Nouvelle sociologie ou vieille philosophie ", Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, pages 121-129 ; la vieille philosophie en question est la dialectique hégéliano-marxiste.) Pour maintenir à tout prix l'erreur marxiste, on devrait changer le critère d'appréciation, ici, rien de moins que la logique ... L’idée que l’on a de ce qui doit être fausse alors la vision de ce qui est.  Dans ce déni de réalité, le réel passe en jugement devant l'irréel. Maurice Merleau-Ponty osa soutenir que le marxisme ne critique la pensée formelle « qu’au profit d’une pensée prolétarienne plus capable que la première de parvenir à l’"objectivité", à la "vérité", à l’"universalité", en un mot de réaliser les valeurs du libéralisme. » (Humanisme et terreur, Paris : Gallimard, 1947, deuxième partie, chapitre I).

   Un cas particulier du multiculturalisme, que je propose d'appeler " biculturalisme interne ", est la valorisation post-moderne de la "culture" et de la "créativité" des couches populaires, des jeunes, dans un État de tradition républicaine, valorisation évidemment associée à l'anti-intellectualisme ambiant. Ainsi les cafés-philo, créés par le trotskyste (lambertiste) Marc Sautet (1947/1998), développèrent-ils à leur tour une théorie des deux philosophies : d'un côté la philosophie universitaire, muséale, poussiéreuse, érudite ; de l'autre, la "philo" populaire, créative, originelle (c'était, quasiment, Socrate sur l'Agora, Socrate et l’Agora enfin harmonieusement réunis ...). En 1997, un des participants au café-philo L'Escholier, (place de la Sorbonne, Paris Ve) Jacques Diament, autodidacte, se flattait publiquement de ce qu'il n'avait pas eu l'esprit « déformé » par les études universitaires, soit à peu de choses près ce que confiait Adolf Hitler à Rauschning (chapitres XV et XVI) : " Je remercie mon destin de ce qu'il m'a épargné les œillères d'une formation [Bildung] scientifique " ; " Je ne veux aucune éducation intellectuelle [keine intellektuelle Erziehung] ". Voir aussi dans le même sens Mein Kampf [Mon combat], tome II, chapitre 2 :
" L'instruction scientifique viendra en dernier. ".

Cette émergence actuelle d’une haine anti-intellectuelle, que l’on croyait réservée aux régimes totalitaires, confirme que la correction politique et le wokisme sont révélateurs de l’essor d’un nouveau totalitarisme. Sous ce rapport, l'islam n'est pas mieux loti, lui qui, en dehors des grotesques élucubrations de ses prétendus " savants ", n'admet d'autres connaissances qu'utilitaires.


§ VI -  Dans cet affrontement entre deux conceptions de la culture, le savoir universitaire passe en jugement devant la "culture" populaire des jeunes (voir sur ce blog "Le déclin du savoir"), des ignorants relevant du type III hésiodien, les esprits faux ; devant les médias les plus généralistes aussi, ce qui est quasiment comme le réel passant en jugement devant l'irréel. Niant la diversité des aptitudes intellectuelles, le sociologue Pierre Bourdieu produisit la thèse proprement insensée du " racisme de l'intelligence ". L'autorité en matière de culture semble vient de plus en plus d'en bas (trait spécifique des totalitarismes) : spectacles, musiques et bruits divers, sport, look, tags, jeux télévisés, cultes religieux, tout peut désormais être dit " culturel " par n'importe quel homme politique, pédagogue, journaliste ou militant associatif, par le biais des modes, avec le relais de l'orchestration médiatique et mercantile, dans un " contentement de soi arrogant autant que stupide " (Cornélius Castoriadis). Le savoir, lui, est repoussé hors de l'espace public, au nom de la démocratie radicalisée (nouvelle " pensée unique ") et de la supposée légitimité intellectuelle de la parole spontanée de chacun ; voir Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris : Grasset, 1993, avant-propos ; Jean-François Mattéi, op. cit.La Barbarie intérieure, chapitre V.

   Hors de l'enseignement aussi, ce qui est plus inquiétant, puisque les cours donnés au lycée doivent désormais être brefs (surtout pas de "prise de tête"!), que l’explication, qui était le centre et la raison d’être du cours classique, est désormais bannie (" certains risqueraient de ne pas les comprendre "...), et que les élèves sont officiellement encouragés à s'exprimer plus qu'à étudier, à construire eux-mêmes leur savoir plutôt qu'à acquérir et assimiler les connaissances et méthodes établies de longue date ; c’est une dérive par rapport aux « méthodes actives » qui faisaient place aux questions et au désir de savoir des élèves. La devise de la pédagogie moderne semble bien être devenue : « Pourquoi enseigner quelque chose plutôt que rien ? » (Adrien Barrot, ancien élève de l'École Normale Supérieure [Ulm, 1988], agrégé de philosophie, L'Enseignement mis à mort, Paris : E. J. L., 2000, collection Librio, page 73).

   Certains ont appelé cela " la fin de l'école républicaine ". D'autres, comme François et Liliane Lurçat, y ont vu un pas " vers une école totalitaire ", école dont la finalité n'est plus d'enseigner des contenus, mais bien de réaliser de façon non républicaine un changement de société, une « transformation sociale » par le biais de la destruction de la culture classique (la table rase de l'Internationale) et l'imposition de cette " culture commune" qui « garantit la cohésion sociale et évite l'exclusion » (Philippe Meirieu, Rapport d'étape, principe 8).

  Exit le rapport au savoir, la rigueur intellectuelle, et notamment, en mathématiques, les démonstrations systématiques (les programmes oscillent entre « on justifiera » et « on admettra »). Les lycéens ont certes davantage d'informations sur le monde que jadis, mais ils le comprennent moins, ils en savent moins, car des informations juxtaposées ne font pas un savoir, ni même une documentation. L’intérêt de la compréhension du monde physique (pourquoi le ciel est-il bleu plutôt que rouge ou vert ? par exemple), en particulier, est trop souvent sous-estimé.


   Sans doute faut-il voir là, plus que les prémices d'une déviation totalitaire de notre République, une dérive effectivement en cours, qui tend à évacuer le travail intellectuel classique, ses instruments et les règles traditionnelles du débat intellectuel – non seulement on ne pourrait plus écrire de poésie après Auschwitz (injonction exorbitante de Theodor Adorno), mais il y aurait une logique d'avant Auschwitz et une logique depuis Auschwitz – . Noam Chomsky nota que : « Dans certains milieux intellectuels français, les principes fondamentaux de toute discussion – à savoir, un respect minimum des faits et de la logique – ont été pratiquement abandonnés » (Réponses inédites, Interview non publiée, § 8, Cahiers Spartacus, n° 128, 1984).
  Au lieu de discuter des opinions, des informations et des connaissances qui les fondent, on déconsidère ceux qui défendent ces opinions et on présente ces informations en remontant à l’extrême droite, voire au nazisme (Gabriel Cohn-Bendit osa faire du nazisme l'enfant naturel de la culture allemande - Ce soir ou jamais, France 3, 8 avril 2010) ; jamais bien sûr au stalinisme, cette mémoire étant, on le sait, hémiplégique. L'existence d'une connaissance désintéressée, de type aristotélicien, est niée, la dérive tend à nous couper des sources anciennes de notre civilisation et de notre langue en appliquant avec succès ce vieux slogan internationaliste : " Du passé faisons table rase [...] Nous ne sommes rien, soyons tout ! ". Le refus des critères d'admission et de la sélection, les slogans "  Une place en fac, c'est un droit ", la validation des acquis professionnels, visent tout simplement à imposer l'égalitarisme dans les faits par le moyen d'un maximalisme de l'égalité dans les revendications. Ce changement de tactique par rapport à la préparation du grand soir de la révolution s'accompagne d'un changement de vocabulaire : le but est désormais la transformation, comme on a pu l'entendre dire en 1998 aux cérémonies du 150e anniversaire du Manifeste du parti communiste.

  Olivier Mongin et Joël Roman avaient perçu ce phénomène qu’ils appelèrent " populisme théorique " dans leur article " Le populisme version [Pierre] Bourdieu ou la tentation du mépris ", Esprit, n° 244, juillet 1998. 

Un mauvais usage des nouveautés technologiques (Internet), où le meilleur côtoie le pire, ainsi que la pression des médias les plus médiocres, apportent leur concours à ce déplorable résultat. Est en bonne voie d'achèvement le programme de mai 1968, que formulait ainsi un gréviste parisien :
« Le savoir, c'est fini. La culture, aujourd'hui, ça consiste à parler. » (propos rapportés par Philippe Labro).


§ VII -  Une activité théorique n'est objective que dans la mesure où elle est ouverte à la discussion libre entre pairs (pairs d'intelligence et de travail) ; c'est cette discussion – et non le cours de l’histoire – qui produit l'objectivité. La disqualification des contradicteurs en tant qu'ennemis ou suspects par les " vigilants " (qui se croient infaillibles) évite d'avoir à leur répondre :

« Le populisme recycle quelquefois des thèmes suspects auxquels il donne une douteuse respectabilité » (Thomas Ferenczi, " Vieilles idées, visages neufs ", Le Monde, 28 février 2002)

échappatoire à cette intersubjectivité pourtant seule fondatrice de la raison : avoir raison, c'est savoir rendre raison de ce que l'on sait. La pensée grecque et son logos, la raison, sont désormais mis en accusation, disqualifiés, en tant que responsables des crimes attribués à l'esclavagisme, au colonialisme ou au nazisme, par les démocrates maximalistes, radicaux, et aussi par certains intégristes religieux. Voir l'émission " Source de vie ", sur France 2, le 6 août 2000, avec Edouard Valdman (auteur de Le Retour du saint) ; The Pink Swastika, tentative d'attribuer, à la suite de Maxime Gorki, l'origine du nazisme aux homosexuels ; voir aussi les propos de Philippe Meirieu dans L’École ou la guerre civile, Paris : Plon, 1997, et ceux cités par J.-F. Forges dans Éduquer contre Auschwitz, histoire et mémoire, E.S.F., 1997.

   Cette mise en cause, soit dit en passant, on est davantage surpris de la trouver, indirectement, chez Hannah Arendt qui, dans What is Freedom ?, attribua à tort la priorité de la découverte du conflit intérieur entre la raison et la volonté à Paul de Tarse (Romains, VII, 15) alors que la connaissance de ce conflit est attestée chez les Grecs anciens (Euripide, Médée, vers 1077-1080) et les Latins (Ovide, Métamorphoses, VII, 20).


  Une nouvelle " loi des suspects " permet donc aux militants et aux hommes de médias d'échapper complètement à l'exigence de compétence et les encourage à parler "librement", c'est-à-dire sans savoir : l’homme de médias PC ne rectifie pratiquement jamais ce qu'il a dit ou écrit sans savoir et avec bonne conscience (politique), fort de son idéologie citoyenne ; élèves et parents d'élèves prétendent désormais juger les professeurs et les contenus des programmes scolaires, voire en décider. Échappant à la fois à la procédure contradictoire et à la condition de qualification, ces vigilants médiatiques, amateurs ou professionnels, se veulent seuls juges de ce qui est exprimable et de ce qui ne l'est pas (élucubrations, propos nauséabonds, dérapages, etc.) selon la conformité ou non des propos tenus à la vulgate de la correction politique.


   Les atteintes systématiques aux libertés d'information, d'expression et de penser (dont je parle ailleurs) sont un trait commun des totalitarismes. On fut donc fort surpris de cette lecture imposée aux chercheurs du rez-de-jardin de la BnF, à chaque utilisation, d'une Charte du bon usage des postes informatiques à la BnF qui indiquait que

" L'utilisation des postes informatiques doit s'effectuer dans le respect des dispositions légales en vigueur réprimant notamment le racisme, le révisionnisme, la pédophilie et la diffamation. "

   Le trafic de drogue, l’espionnage, le proxénétisme ou le grand banditisme seraient-ils anodins ? Et pourquoi ne pas disposer ces avertissements devant les postes téléphoniques ? Si vous ne daigniez pas cliquer sur « J'ACCEPTE », tout s'éteignait ...

 * * * * *

   Les accusations d'élitisme, d'incorrection politique ou d'antisémitisme ne sont jamais discutées " en contradictoire ", l'accusé est d'avance coupable et condamné, par un discours de haine et d'ignorance crasse, et ce qu'il dit est décrété, tout à fait à la façon des théologiens chrétiens du Moyen-Âge parlant du péché de sodomie, " tellement horrible qu'on ne peut l'entendre ". La discussion est refusée, une " autorité morale " demande le silence sur l'œuvre coupable, le combat contre les " élucubrations " et autres " atteintes à la dignité humaine " est revendiqué, attitude qui se rencontre assez souvent sur Internet : certains sites ont  un bouton de dénonciation à côté de chaque commentaire ; plus besoin de lettre anonyme ...

   Ce comportement militant, appelé radicalisme démocratique ou encore citoyennisme, selon Philippe Muray (1945-2006), qui bafoue à la fois l'exigence antique et humaniste de connaissance rationnelle, la liberté d'information (trop souvent confondue avec la seule liberté de la presse écrite) et les droits de la défense, au profit du combat, de la polémique intimidatrice et de la suprématie des positions dites clean, monte en puissance et promet de devenir un totalitarisme conséquent ; Luc Ferry et Alain Renaut eurent raison de voir dans le totalitarisme « le phénomène politique de ce siècle » et non du seul demi [XXe] siècle. Relèvent déjà de l'incorrection politique : l'élitisme républicain de Condorcet, l'anticléricalisme républicain du début du siècle, l'enseignement humaniste, la laïcité traditionnelle, la répulsion à l'égard de la délinquance et des " incivilités ", les réticences vis-à-vis de l’organisation par l’État français de la religion islamique ou l'organisation d'un débat sur l'identité française.

   Dans mon article " Que  dit le Coran de l’homosexualité ?  ", (Têtu, n° 62, décembre 2001, page 72), la simple évocation de l’existence ancienne en France d’un courant libertin, et donc de la possibilité effective, pour les « beurs gays », de ne pas croire, fut coupée ; la dernière phrase de l’article fut modifiée et la phrase suivante supprimée ; je les rétablis ici :
« Le rappel fondamentaliste des injonctions de Loth entraîne pour les gays musulmans en France un conflit d’identité que ne connaissent pas ceux qui se rattachent au courant moderne des Lumières et du libertinage philosophique, et beaucoup moins, voire plus du tout, les chrétiens homophiles et les homos communistes ; l’islam ne connaît pas encore la pastorale individualisée … S’il devait y avoir un clash des civilisations et des mentalités sur la question gay, ce ne serait cependant pas entre judéo-christianisme et islam, mais bien plutôt entre la civilisation scientifique et humaniste gréco-latine et les trois religions asiatiques du Livre qui ne sont pas encore en phase avec la modernité occidentale … »
   Dans le même sens, Jacques Derrida avait souligné « l’irréductibilité profonde du couple judéo-islamique, voire son privilège souvent dénié, au regard du couple confusément accrédité du judéo-christianisme. » (Cf. Foi et savoir et De quoi demain …)


§ VIII - Ce nouvel esprit de démocratie radicalisée mobilise en permanence l’esclavage, la colonisation et Auschwitz pour dénigrer la France, la langue française non " inclusive ", la culture, le droit, la philosophie, la science, ainsi que leur transmission, dénoncés comme inadmissibles et scandaleux dénis de l'égalité inter homines et irrespect violent de la diversité de l'autre, comme procédés excluant ; cet esprit de système est royalement servi par " l'incroyable muflerie des journalistes qui jugent de tout, sans rien lire, sans rien comprendre, avec une ignorance heureuse et en se disant que là ils sont dans le bien ; [mais] le bien n'est jamais donné. " (Alain Finkielkraut). Le terme "journalisme" désigne désormais « autant une idéologie qu’un métier », concluait, après une longue fréquentation de la presse française, Paul Thibaud (né en 1933 en Loire-Inférieure), ancien directeur de la revue Esprit. Il y a plus de trente ans, Guy Hocquenghem (1946-1988) déplorait que règnent, au sujet de la Nouvelle droite et d’Alain de Benoist, un maximum de confusion et un minimum d’enquête dans un dossier écrit par « des journalistes qui n’ont visiblement jamais lu une ligne des théoriciens de la "nouvelle droite" » (" Nouvelle droite : l’Impossible universel ", Libération, 5 juillet 1979).

   Ce qui se défait de plus grave dans notre société, avec cette plus ou moins discrète mutation du marxisme en correction politique, c'est une certaine forme (objective) de probité, de relation au savoir ; Philippe Nemo le déplorait, « le virus marxiste a contaminé tout l’héritage de la gauche des Lumières » ; d’où un mépris de la méthode scientifique et des lettres classiques qui ne peut, soit dit en passant, que conforter les islamistes et leurs amis gauchistes dans leur obscurantisme. Mépris de l’art aussi, qui se trouve instrumentalisé, par exemple dans cet étonnant article :
Alain Lompech ; « Ce n’est pas Berlioz, l’antirépublicain, qui devrait entrer au Panthéon [pour le deux-centième anniversaire de sa naissance] mais Ravel, accompagné par ses mélodies hébraïques et par ses chansons malgaches. En 1925, elles dénonçaient la colonisation et exaltaient le grand art noir. » (“Le beau martyre”, Le Monde, 16 mars 2002).
Cette phrase multiculturelle de l'ancien chroniqueur musical du Monde est un magnifique concentré de politiquement correct contemporain.

   Cependant, la vérité restera, selon la formule d'Edmond Goblot (1858-1935), ce qui :

a) a subi l'épreuve de la critique, et

b) en a triomphé. Autrement dit, le savoir véritable est ce qui, en position d'objet tiers, assigne la même discipline et la même exigence de probité au maître et à l'élève, au chercheur et à l’étudiant, au savant et à l'ignorant conscient de son ignorance, à celui qui énonce et à celui qui critique l'affirmation énoncée. Soit ce que Karl Popper (1902-1994) appela « l’intersubjectivité de la méthode scientifique » (The Open Society and its Ennemies (1945-1966), chapitre 23).


    Le déclin du savoir se caractérise par la passage d'une culture professorale, verticale et hiérarchique du savoir à une "culture" journalistique, faussement horizontale (essayez donc de critiquer un journaliste...) et pseudo-démocratique de l'information, sous-produit qui passe de plus en plus par des témoignages radiodiffusés ou télévisés d’individus λ, souvent même de témoins masqués ou floutés. Le pouvoir médiatique, « caste médiatico-politico-culturelle [qui] ne se reproduit que par cooptation » comme le décrivit si bien Yves-Charles Zarka dans " Démocratie et pouvoir médiatique ", (Cités, n° 10, avril 2002, page 123), déplorant « le règne de la médiocrité et la mise en place de formes rampantes de despotisme » (page 120).), entraîne notre République vers la tyrannie démocratique de l’opinion prétendue dominante, bien davantage que vers la liberté de conscience.


   Le maître – l'élève – le savoir : schéma ternaire dans lequel l'homme de média et le militant n'ont pas de place à occuper, tant les procès médiatiques et la vigilance fébrile, voire hargneuse, les « rappels à l’ordre » (Lindenberg), se confondent avec la désinformation et constituent un nouvel obscurantisme, qui, quand il entend les mots références, savoir, pense élitisme, érudition ou encyclopédisme (trois termes voulus péjoratifs) ; mais il n’a aucune idée de ce qu’est l’érudition véritable ; quand il entend les mots culture, humanisme, il exhibe, sinon son revolver, du moins ses droits de l'homme, mais pas du tout à la manière des aristocrates du XVIIIe siècle ; il vous opposera éternellement (au mieux) le régime de Vichy, ou (au pire) Adolf Hitler, quand vous lui parlerez de la France, de sa culture, de son patrimoine, de ses paysages, de ses autochtones ou de ses institutions.
Cet obscurantisme s’exprimera aussi dans cette élégante devise, proférée par un apédefte (comme écrivaient Rabelais, Tallemant des Réaux et Ménage), un militant de l’inculture dans les cafés-philo parisiens, et peut-être lointainement inspirée de ce mot de l'Ecclésiaste IX, 4, "  Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. [melior est canis vivus leone mortuo" : « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche.» (Michel Audiard). Ce à quoi on peut facilement répondre que le con, comme tel, a toutes les chances d'aller dans la mauvaise direction, donc de s'égarer. Bref, la suffisance de la bonne conscience du Moi, de la fierté, mise au service des insuffisances et de la faiblesse de la cervelle, de la bêtise ...


§ IX NOTES ET RÉFÉRENCES


1. Le christianisme assimilable à un totalitarisme ? L'historien Jules Isaac répondait oui quand il mettait la charge de la construction de l'antisémitisme (trait affirmé des deux totalitarismes du XXe siècle) sur la religion chrétienne. On peut envisager ces parallèles : idéologie - dogmes religieux ; parti - église, ordres religieux ; organisations - associations. Édouard Dolléans liait christianisme et socialisme : " Les socialistes sont des chrétiens sans le savoir, des chrétiens qui sans doute ont perdu la douceur évangélique, mais n'ont rien oublié de l'intolérance de l'Église. " (" Le caractère religieux du socialisme ", Revue d'économie politique, 1906) ; dès 1885, Frédéric Nietzsche notait le christianisme latent du socialisme.

2. Le journaliste Nicolas Weill déplora en juin 2000 l'emploi du terme totalitarisme, " qui sert souvent de caution à la mise en relation entre le communisme et le nazisme ". Cette remarque sur Ernst Nolte relève-t-elle de l'information, du commentaire, ou d'un militantisme caché ? Une mise en relation ne pourrait poser un problème qu’en tant qu’offense au stalinisme et aux staliniens ; ou bien offense à la doctrine religieuse du supposé peuple juif comme " peuple élu " ou " corps mystique de Dieu " ?


§ X APPENDICE

Étienne Balibar (né en 1942)
Notice nécrologique de Jean-Toussaint DESANTI, parue dans l’Annuaire de l’Association Amicale de Secours des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure (Recueil 2004)

« DESANTI (Jean-Toussaint), né à Ajaccio le 8 octobre 1914, décédé à Paris le 21 janvier 2002. - Promotion de 1935 (Lettres).

Je n’ai pas été l’élève de Jean-Toussaint Desanti, et si son épouse Dominique m’a demandé de rédiger la notice le concernant pour l’Annuaire des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure, c’est au titre d’une vieille amitié de famille doublée de l’admiration que, comme toute ma génération, j’éprouve pour l’enseignement et l’œuvre de son mari. Je la remercie de sa confiance et de son aide, et je voudrais commencer par évoquer, parmi d’autres qui me sont chers, deux souvenirs de celui que ses camarades et ses amis appelaient affectueusement Touky.

Le premier remonte à 1961, alors que je venais d’entrer à l’École et d’y choisir la section de philosophie. Le Quartier latin était en effervescence. Le sentiment de l’urgence politique s’y mêlait à celui d’assister à de grands changements intellectuels, dont le structuralisme naissant n’était que l’un des noms. La guerre d’Algérie, proche d’une fin que rien ne garantissait, vivait ses heures les plus tragiques. L’événement philosophique du moment était la publication par Sartre du premier volume de sa Critique de la raison dialectique dans laquelle, pour situer sa propre version d’une philosophie de la praxis, il déclarait solennellement le marxisme « horizon indépassable de notre temps ». Avec quelques condisciples, j’avais adhéré à l’Union des Etudiants Communistes. Desanti, lui, après beaucoup de ses contemporains et avant d’autres, allait quitter sans bruit le Parti. Mais il participait toujours aux Semaines de la pensée marxiste, dont les débats passionnés et les séminaires studieux rassemblaient par milliers étudiants, militants et intellectuels. C’est ainsi que je me retrouvai avec d’autres « ulmiens » dans une petite salle de la rue Gît-le-Cœur pour écouter ce personnage mythique (auteur d’une Introduction à l’histoire de la philosophie en forme de lecture « matérialiste » de Spinoza, dont Picasso avait dessiné la couverture, et que nous avions cherchée chez tous les bouquinistes), un peu redoutable aussi (n’avait-il pas fulminé les jugements d’orthodoxie marxiste dans les pages de La Nouvelle Critique, que dirigeait le célèbre Jean Kanapa ?), et dont - bien qu’ayant notre propre « maître » dont nous soupçonnions qu’il lui était à la fois proche et très opposé - nous jalousions un peu l’enseignement à nos éternels rivaux de Saint-Cloud, qui étaient aussi nos amis et nos frères de manifs… Ces jours-là, au long d’une série de leçons consacrées à mettre en évidence les apories de la phénoménologie en tant qu’élucidation par la conscience de ses propres structures constitutives (le temps, la relation à autrui, l’histoire), je découvris pour ne plus l’oublier une pratique de la philosophie à la fois scrupuleuse et risquée, reprenant de l’intérieur le mouvement de la conceptualisation (à même le texte des Méditations cartésiennes de Husserl) et le portant à ses limites, pour en dégager la multiplicité des conséquences possibles. Parole d’une simplicité absolue, dénuée de tout jargon dans le commentaire des œuvres les plus spéculatives. Parole dont l’économie recouvrait une étonnante maîtrise des difficultés d’interprétation sur lesquelles nous nous échinions jour après jour, et que beaucoup des commentaires existants ne faisaient à nos yeux qu’obscurcir. On retrouve tout cela, je crois, dans le petit livre qui sortit de ces leçons, d’abord publié aux Editions Sociales en 1963 sous le titre Phénoménologie et praxis, puis réédité en 1976 comme Introduction à la phénoménologie (Idées Gallimard). A la circularité des « opérations réflexives » de la conscience, qu’il décelait dans le mouvement indéfiniment réitéré de la constitution husserlienne de l’ego, Desanti désignait alors comme porte de sortie la praxis marxienne définie comme activité socialement organisée et transformation du monde. Mais il prenait soin d’indiquer qu’il n’y avait là qu’une possibilité parmi d’autres. Et nous comprendrions plus tard qu’il s’agissait pour lui, en contrepoint de son grand travail sur les mathématiques, d’aménager l’horizon de sa propre entreprise épistémologique, pour en rendre « dépassables » les limites initiales.

L’autre souvenir auquel je veux m’attarder un instant me vient des années 80 et 90, à l’Université de Paris I (que nous continuions d’appeler « la Sorbonne », d’autant que nous y occupions toujours les locaux de l’Institut de philosophie où nous avions fait nos études, entre les salles aux noms de résistants héroïques et la bibliothèque poussiéreuse dont l’UFR avait gardé un volume sur deux après la « scission » de 1969). Avec Françoise Dastur, Élisabeth de Fontenay, Michel Fichant, Patrice Loraux, Pierre Macherey, Jean Maurel …, j’étais l’un de ces enseignants recrutés en nombre dans les années de l’explosion démographique et demeurés obstinément fidèles au « rang B », par un mélange de prudence (nous voyions trop bien à quelle restriction des possibilités de travail conduisait l’accumulation des thèses et la bureaucratie de la « recherche », qui n’en était pourtant qu’à ses débuts), d’idéologie démocratique (68 avait proclamé la fin du mandarinat, l’égalité de tous les enseignants devant le « cours-TD », et nous croyions cette révolution irréversible), et du désir que nous avions de maintenir avec les étudiants une relation d’ « aînesse » plutôt que d’autorité, qui nous plaçait à l’occasion dans une position d’intermédiaires inconfortable… Je voyais avec mélancolie notre groupe vieillissant, de moins en moins discernable des murs, même s’il m’arrivait aussi de sentir, au détour d’une conversation ou d’une querelle, que la passion vivait toujours au fond de chacun d’entre nous. Mais pourquoi parler de vieillesse ? Desanti était là, le plus jeune de tous. Sur le tard, il avait rejoint le corps des professeurs, prenant le relais de nos maîtres et de ses amis, [Yvon] Belaval, [Georges] Canguilhem, [Vladimir] Jankélévitch, perpétuant la même alliance souveraine de curiosité universelle et de confiance absolue envers l’interlocuteur, qui faisait notre admiration. Puis il avait atteint « l’âge de la retraite ». Et c’est alors que sa présence était devenue incontournable. Semaine après semaine, sans obligation ni sanction, marchant parfois difficilement (nous savions qu’une hernie discale le faisait cruellement souffrir) mais les yeux brillants (ces fameux yeux plissés…) du plaisir de la rencontre et de l’enseignement, il se dirigeait vers la Salle Cavaillès où l’attendait une armée d’étudiants. À l’occasion je me glissais parmi eux. Ouvrant le Livre IV de la Physique d’Aristote, ou les pages posthumes de Husserl sur Expérience et Jugement, il entreprenait d’en commenter la singularité d’écriture en même temps que la teneur théorique. La philosophie recommençait à exister comme expérience partagée, au point sans cesse déplacé qui fait se recouper l’objectivité des significations et la liberté des interprétations. Je me disais qu’une telle leçon s’entend pour elle-même, dans l’éternité de l’instant, mais qu’il faudrait aussi tenter d’en imiter quelque chose un jour, quand serait venu pour moi aussi le temps de « l’éméritat ».

Jean-Toussaint Desanti était né le 8 octobre 1914 à Ajaccio, dans une famille d’enseignants, d’artisans et d’officiers, marquée par l’expérience de la Grande Guerre. Après ses études secondaires au collège Fesch, il devient interne en khâgne sur le continent, au lycée Thiers de Marseille puis Lakanal à Sceaux (où il est l’élève de Jean Guéhenno). Il est reçu à l’E.N.S. en 1935 (promotion littéraire de Pierre Boutang, Marie-Claire Canque, Pierre-Georges Castex, Aimé Césaire, Renée Charleux, Henri Goube, Georges Pâques, Jacqueline Rochard, Jean Sauvagnargues …). Il suit les cours de Brunschvicg à la Sorbonne et de Kojève à l’École Pratique des Hautes Etudes, et il reçoit à l’École même l’enseignement de deux philosophes, alors en pleine invention de leur pensée, allés puiser aux sources de la nouvelle philosophie phénoménologique « allemande », mais pour en tirer des conclusions opposées : Jean Cavaillès et Maurice Merleau-Ponty, qui le marquent profondément. Il se lie d’une amitié étroite avec son aîné le mathématicien Laurent Schwartz et avec son cadet le philosophe Maurice Clavel. Au bal de l’Ecole de 1937, il rencontre Dominique Persky, née en 1919, fille d’un émigré russe, avocat libéral, écrivain et traducteur, dont il tombe amoureux. Ils se marient l’année suivante, officiellement pour émanciper la jeune étudiante encore mineure, et constituent pour toute la vie - sur la base d’un « contrat » de liberté et de fidélité périodiquement renouvelé - l’un des couples emblématiques, admiré et contesté, de la vie littéraire française. Chacun suivant sa voie (la journaliste et écrivaine, le philosophe et professeur), ils n’en partagent pas moins les engagements politiques, les amitiés et les rencontres, les après-coup de la réflexion. De tout cela ils ont témoigné ensemble dans leur livre (écrit avec Roger-Pol Droit) : La Liberté nous aime encore, Editions Odile Jacob, janvier 2001.

Dans les années de khâgne et d’École, Desanti, entré à l’Union fédérale des étudiants (communiste), non sans quelques sympathies pour le trotskisme, participe à la mobilisation antifasciste, faisant à l’occasion le coup de poing contre les Ligues, et défendant avec ses amis Pierre Hervé et Pierre Courtade la ligne « de gauche » au sein du Front populaire. Il ressent l’effet démoralisant de la non-intervention en Espagne, puis du Pacte germano-soviétique. Quand surviennent la guerre et la défaite, Desanti, mobilisé à Montpellier, n’est pas encore agrégé. Avec Dominique et quelques amis (dont le philosophe François Cuzin, connu en khâgne, qui sera fusillé en 1944), il crée un petit groupe de résistance (publiant le bulletin « Sous la botte »), qui se renforce avec l’arrivée de Sartre et de Simone de Beauvoir en 1941 et devient « Socialisme et liberté ». Nommé professeur à Vichy après sa réussite à l’agrégation en 1942, il réside à Clermont-Ferrand et devient membre du mouvement animé par les communistes, le Front National de lutte pour l’indépendance de la France. Il adhère au P.C.F. clandestin, participe à la libération de l’Auvergne et rédige (toujours avec Dominique) deux des journaux locaux issus de la Résistance (Le National et Le Patriote). Il enseigne ensuite la philosophie aux lycées de Saint-Quentin et de Chartres, Lakanal (Sceaux) et Saint-Louis (Paris), et fait un séjour de deux ans au CNRS, tout en poursuivant ses activités de militant et d’écrivain. Il est nommé en 1960 maître-assistant à l’É. N. S. de Saint-Cloud, dont il dirigera les études de philosophie jusqu’en 1971, date à laquelle il deviendra professeur à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne). En 1968, il soutient sa thèse intitulée « Recherches épistémologiques sur le développement de la théorie des fonctions de variables réelles ». De 1992 à 1994 il continue son séminaire comme « professeur émérite ». Il reçoit en 1989 le Grand Prix National des Lettres, est décoré de la Légion d’Honneur en 1993 et reçoit en 1999 le titre d’Officier du Mérite National.

La vie publique et l’itinéraire intellectuel de Desanti sont partagés en deux par l’histoire de son adhésion au Parti communiste et de la critique à laquelle il l’a rétrospectivement soumise, qui le conduisit en quelque sorte à « changer de peau ». Desanti avait participé en 1948 à la fondation de La Nouvelle Critique. Revue du Marxisme militant, dont il devint l’un des principaux rédacteurs, et qui se proposait de mener la lutte idéologique dans le contexte de la guerre froide. Il y publia de nombreux articles alliant la polémique parfois violente avec l’élaboration théorique « marxiste », dont certains eurent un grand retentissement et lui valurent autant d’admirateurs d’un côté que d’adversaires irréconciliables de l’autre : en particulier « Science bourgeoise et science prolétarienne » ([n° 8, juillet-août ] 1949 [, pages 32-51]), dans lequel il reprenait à sa façon la thèse des « deux sciences » énoncée par Andreï Jdanov en 1947 ; « Staline, savant d’un type nouveau » ([n° 11, décembre] 1949) ; « Merleau-Ponty ou la décomposition de l’idéalisme », article qui le brouilla avec son maître et ami, dont la critique du communisme n’était pas moins virulente à l’époque (voir Humanisme et Terreur, 1947, et Les aventures de la dialectique, 1955) ; « Kant est-il existentialiste ? », 1953 ; « Sur les intellectuels et le communisme », 1956. Desanti expliquera ensuite que, venu au communisme pour des raisons essentiellement politiques, et concevant le « matérialisme dialectique » comme l’arme du parti de la classe ouvrière dans le champ de la culture et des idées, il avait concilié subjectivement sa « langue philosophique natale » avec la « langue de combat » que représentait le marxisme stalinien, au moyen d’une variante de la théorie classique de la double vérité. Cette duplicité fondée sur l’adhésion à une contre-société qui se fixe pour mission de faire triompher la justice au détriment de l’ordre établi, devint moralement et intellectuellement intenable quand furent dénoncés les « crimes de Staline » et que se manifestèrent l’ampleur de la répression politique et sociale en URSS, la logique de monopolisation du pouvoir par les appareils communistes, et la nature impérialiste des liens associant les pays du camp socialiste. Dominique Desanti quitta le PCF en 1956, après les événements de Hongrie. Jean-Toussaint, quant à lui, restera membre du parti jusqu’au début des années 60, abandonnant peu à peu toute activité militante et résistant aux sollicitations de prolonger son activité d’ « intellectuel organique de la classe ouvrière », tout en sympathisant avec certaines tentatives de critique interne, vite réduites à l’impuissance, dans lesquelles étaient engagés son ami l’historien des mathématiques Maurice Caveing et d’autres intellectuels comme Jean-Pierre Vernant ou Madeleine Reberioux. Il se refusa longtemps à entrer dans le jeu de l’autocritique, et ce n’est qu’en 1975, dans sa contribution à l’ouvrage de Dominique Desanti, Les Staliniens, une expérience politique, 1944-1956 (Fayard), qu’il commença à proposer une analyse du phénomène de la « croyance communiste », dont il avait été lui-même le porteur et le propagateur, à laquelle il consacrera ensuite de longues analyses à la fois personnelles et théoriques dans Un destin philosophique (Grasset, 1982). Chez Desanti comme chez bien d’autres, la fin de l’engagement au parti communiste n’entraîna pas toutefois le désintérêt pour la politique ou le refus de se mobiliser pour des causes progressistes. C’est ainsi qu’il participa activement aux manifestations et aux pétitions contre la guerre d’Algérie, ainsi qu’à quelques actions d’aide au F.L.N. clandestin, puis aux manifestations et débats de mai 1968 dans la Sorbonne « occupée » par les étudiants. Il entretiendra des relations assez étroites avec certains des leaders du mouvement maoïste dans les années 70, mais sans adhérer au mouvement lui-même comme le feront Sartre ou Foucault selon des modalités diverses. La décoration reçue des mains du Président Mitterrand en 1993 fut bien entendu motivée et justifiée par la reconnaissance tardive des actes de résistance de Desanti, mais elle signale aussi le rôle de référence qui fut le sien au sein de l’intelligentsia de gauche au cours de ses dernières années.

L’activité philosophique de Desanti est à double face, « ésotérique » et « exotérique » selon la distinction appliquée initialement à l’œuvre d’Aristote. Son enseignement a laissé une trace intense chez de très nombreux élèves dont plusieurs ont rendu éloquemment témoignage. L’œuvre publiée qui en recueille une partie des matériaux et en prolonge souvent la forme dialoguée, leur ajoute une élaboration savante et dégage peu à peu une cohérence, tout en se refusant à adopter la forme du système. Pour la commodité on distinguera deux groupes d’ouvrages, bien que le partage des styles et des matières ne s’y opère pas de façon stricte.

Dans le livre sur Les Idéalités mathématiques tiré de sa thèse (Editions du Seuil, 1968) et dans le recueil ultérieur La philosophie silencieuse ou critique des philosophies de la science (Seuil, 1975), Desanti a fourni une contribution remarquée à l’épistémologie des mathématiques et il a proposé une réflexion philosophique plus générale sur le statut de la « mathèsis ». Après la disparition de Cavaillès et de Lautman, la philosophie française de la deuxième moitié du XXe siècle a repris le projet d’une philosophie des mathématiques puisant aux sources d’une connaissance interne de la discipline et de ses développements récents. Trois noms, peut-être quatre s’imposent ici, et Desanti est l’un d’eux. Son originalité tient dans le choix de laisser de côté les problèmes traditionnels du critère ou du statut de la vérité mathématique, aussi bien sous la forme platonicienne (démarcation entre la certitude propre aux objets idéaux et l’incertitude des objets sensibles) que sous la forme transcendantale (définition des a priori de la connaissance, en particulier ses « intuitions » propres) ou sous la forme positiviste (description des procédures de formalisation et de leur sémantique), pour s’intéresser à une autre question qui est celle des « médiations » par lesquelles une théorie mathématique « naïve » ou élémentaire s’ouvre à sa propre généralisation, et par conséquent à sa refondation en termes plus abstraits. L’exemple choisi n’est évidemment pas quelconque : c’est celui de la théorie des fonctions de variables réelles, qui constitue le site du passage de la conception traditionnelle des nombres et des fonctions sur lesquels sont définies à l’origine les opérations d’intégration et de différenciation à la conception post-cantorienne des ensembles de points munis des structures de la topologie générale. D’où l’intérêt particulier de Desanti pour le processus (non pas historique, mais conceptuel) de la définition des axiomes à partir de la « conscience d’horizon » propre à une totalité théorique donnée. Les « idéalités » dont parle le titre (et dont il dira dans une formule frappante qu’elles ne sont « ni du Ciel ni de la Terre ») ne sont pas tant les êtres mathématiques eux-mêmes que les moments génétiques successifs de la mathématisation : « objets-théories », « formes d’axiomes », régions « aveugles », « thématisées » ou « non thématiques », dont la tension ne cesse de réactiver les significations sédimentées et autorise la mobilité de la conscience théorique du mathématicien. Tout ceci bien entendu n’est pas exposé comme une combinatoire abstraite, mais dans le cours d’une relecture (ou comme dit Desanti, d’un apprentissage) des textes mathématiques, qui s’efforce de reproduire la façon même dont l’enchaînement des abstractions finit par imprimer à la pensée les caractères de la concrétude. Il s’en est expliqué notamment dans un grand entretien qu’il faut citer avec son élève Hourya Sinaceur (« Le langage des idéalités », in Hommage à Jean-Toussaint Desanti, TER, Mauvezin 1991).

Cette méthode est ensuite généralisée (dans les essais de La Philosophie silencieuse) sous la forme d’une critique des discours philosophiques qui tentent (de Platon à Hegel et Husserl…) de procéder à une « intériorisation » des énoncés scientifiques à leur propre discours, ce qu’il est allé jusqu’à désigner de façon provocatrice comme un « phagocytage », dans les modalités du fondement, de la réflexion, ou de la totalisation (on pourrait ajouter la « structure »). Mais à cette tâche négative (qui n’en projette pas moins une lumière très vive sur le mode de pensée des philosophes et la genèse des grands systèmes) s’en conjoint immédiatement une autre, à la fois plus positive et « modeste » dans son obstination. Elle consiste, après avoir reproduit l’enchaînement des concepts et dégagé les opérations de leur « production », à cerner les vides du savoir constitué, ou encore à formuler les « problèmes de troisième espèce » qui, portant sur la nature même des objets de ce savoir (légitimité des procédures de construction des formalismes, domaine de validité du concept classique de causalité, naissance et disparition des structures…), obligent à en repenser les limites de façon critique.

Le second groupe des ouvrages de Desanti consiste en dialogues réécrits avec des disciples et interlocuteurs amicaux, qui transforment le cours de philosophie en « inversant » la relation pédagogique, pour soumettre le maître lui-même à la maïeutique. C’est là que Desanti a élaboré et soumis à la discussion sa philosophie politique et finalement sa métaphysique (Le Philosophe et les pouvoirs, Entretiens avec Pascal Lainé et Blandine Barret-Kriegel, Calmann-Lévy 1976 ; Réflexions sur le temps. Variations philosophiques I, Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset 1992 ; Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2, Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset 1999). [Balibar : " Auxquels on ajoutera désormais l’ensemble à plusieurs voix assemblé par Marie José Mondzain autour de textes de Desanti : Voir ensemble, Gallimard 2003. "] Il est impossible d’en résumer les thèmes en quelques mots, mais on peut dire que s’y recoupent de différentes façons trois interrogations. Avant tout, bien entendu, celle qui porte sur la nature du temps, dont Desanti s’attache à expliciter la « circularité » aporétique à partir de la constatation que le flux de l’expérience vécue et la discursivité du langage se présupposent toujours l’un l’autre, ce qui le conduit à renouveler la définition du concept husserlien d’intentionnalité, en le rattachant non pas au mouvement de la conscience, mais à la constitution paradoxale du présent par la « marque » même (ou la visée) de l’absence, qu’on peut considérer comme la racine de toute activité symbolique. Mais aussi celle qui porte sur la constitution (« cristallisation ») du rapport subjectif par lequel une activité individuelle ou collective de contestation et d’exercice du pouvoir se « solidifie » en appartenance et en institution. Et enfin celle qui porte sur le genre d’activité discursive (et dialogique) de la philosophie, que Desanti pense selon la métaphore du « jeu », avec sa triple signification de liberté, de risque et de réciprocité, qu’il ramène à une notion plus primordiale d’écart, dans laquelle il désigne à la fois la condition de possibilité et l’antithèse de toute signification réifiée (ce qu’il appelle le « semblant-solide », dont la tâche de l’exercice philosophique est de nous délivrer).

À côté de ces deux séries d’ouvrages, et comme au point d’origine idéale de leur corrélation, Desanti avait publié un ouvrage singulier, en forme de réaction à une interpellation personnelle : Un Destin philosophique, écrit pour répondre à une question de Maurice Clavel et paru après la mort brutale de ce dernier [en avril 1979]. Le cœur en est une phénoménologie de la croyance collective, dont Desanti fait un moment du problème anthropologique beaucoup plus fondamental de la « capture » du sujet dans le réseau « symbolico-charnel », c’est-à-dire dans l’espace historique des corps incomplets que nous sommes, et qui n’ont d’autre ressource que l’usage des signes pour pallier le manque et la dépendance qu’ils éprouvent du fait de leur irrémédiable séparation. Le corrélat de cette capture, c’est un mode vécu, ou plutôt vital, du rapport à la vérité, que Desanti appelle non pas « adhésion », mais « adhérence », toujours guetté par la possibilité de son effondrement. C’est pourquoi il mène aussi bien à la constitution des « arrière-mondes » dans lesquels le sujet entend et parle « sur la scène de l’Autre » (celui des vérités de parti, d’Église, plus généralement d’institution), qu’à la décision éthique exceptionnelle appelée par l’anéantissement soudain de la loi, ou à l’exercice patient de la lecture philosophique qui se nourrit de la découverte permanente de l’altérité au sein des écritures transmises par la tradition.

Cette insistance simultanée sur la corporéité, le côté « charnel » de la pensée, et sur la fonction déterminante du symbolique (écart, signes, flèches, nominations et dialectisations) est caractéristique de la philosophie de Desanti. Par sa double critique des tentatives de « méta-langage » logique ou spéculatif et du recours au critère de la « conscience originaire » en philosophie, elle relève de ce qu’on peut appeler une pensée de l’immanence - mais qui se distingue d’autres antérieures ou contemporaines par sa défense intransigeante de la rationalité. Il faut voir là, sans doute, un trait de « spinozisme », bien que Desanti n’ait finalement jamais livré (du moins par écrit) le commentaire de Spinoza dont il dit avoir été constamment préoccupé. Mais on peut aussi la rattacher à la double inspiration héritée de Cavaillès, chez qui la pensée se rationalise à l’infini par la « dialectique du concept », et de Merleau-Ponty, chez qui l’horizon d’historisation du monde et des choses s’enracine dans l’expérience du « corps propre ». Ainsi Desanti aura-t-il su construire en fin de compte, pour ses deux maîtres, un espace de rencontre à la fois inattendu et non-arbitraire, jetant un pont par dessus ce que certains de ses contemporains avaient perçu comme le grand clivage de la philosophie française d’après-guerre. »